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leurs actes, d’une moralité scrupuleuse. Je trouve dans les lettres de la princesse un trait qui suffit à le démontrer : le jour où le duc de Bourbon, marié depuis plusieurs années, eut un enfant de sa maîtresse, Mlle Michelon, dite Mimi, danseuse à l’Opéra, il lui prit l’étrange idée de choisir sa jeune sœur pour marraine ; et ce fut le prince de Soubise qui vint, « en se mourant de rire, » insister auprès de sa petite-fille pour qu’elle en acceptât le titre et la fonction. Flairant dans cette histoire quelque chose de suspect, elle déclina l’honneur qu’on lui offrait, et s’en applaudit par la suite, quand elle sut toute la vérité.

Le prince de Condé, tout au moins, montra plus de scrupule et de délicatesse, en s’efforçant d’épargner à sa fille les contacts embarrassans et les promiscuités douteuses. Elle eut à Chantilly son logis séparé, sa « maison » particulière, son train de vie indépendant. Bien plus, il lui fait construire un hôtel à Paris, et l’on voit bientôt s’élever rue Monsieur une construction élégante, dont Brongniart donne le dessin, dont le ciseau de Clodion décore la façade et la cour. Cet hôtel existe aujourd’hui dans sa forme première[1]. Une couche épaisse d’enduit et de badigeon cacha longtemps à tous les yeux les précieuses sculptures, et il fallut que pendant le siège de Paris, un éclat d’obus, atteignant un des murs, mît au jour un bas-relief et découvrît les trésors enfouis. C’est entre ces deux résidences, Paris et Chantilly, que Mlle de Condé se partage désormais, et organise sa vie. Elle la fait conforme à ses goûts, c’est-à-dire fort sérieuse et passablement solitaire. Ses lettres nous en apprennent le détail : les matinées sont vouées à l’étude ; elle se confine, à Paris, dans son « cabinet bleu, » à Chantilly, dans la bibliothèque, où, pour éviter les importuns, elle s’enferme, à défaut de verrous, « avec quelques ficelles. » Là, dans le recueillement qui lui plaît, elle lit avec passion, ou se livre aux arts d’agrément, au dessin, qu’elle cultive avec succès depuis l’enfance, à la musique, qu’elle semble goûter surtout pour les rêves qu’elle suggère : « Ah ! c’est charmant, le clavecin, s’écrie-t-elle, quand on est bien occupée d’une chose ! » Puis vient le dîner de deux heures, tantôt avec les dames de sa maison, tantôt avec son frère et « le petit d’Enghien, » qui la distraient par leur gaîté et « polissonnent ensemble, » comme des enfans qu’ils sont. L’après-midi, elle fait ou reçoit des visites, va parfois au spectacle,

  1. Au n° 12 de la rue Monsieur. Il appartient au comte de Chambrun.