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présence d’un ennemi plus habile, plus consistant. Dans ces journées, le maréchal Clauzel a montré qu’il n’était pas un officier ordinaire ; mais n’avions-nous pas beaucoup attendu de la fortune de la France, en entrant en campagne avec des moyens de transport insuffisans et dans une pareille saison ?… Nous avons souffert des mauvais temps, mais ce sont ceux de cette époque de l’année, et si les pluies n’avaient heureusement cessé à dater du 10 au soir, il y aurait eu d’étranges désastres, quoique nous n’eussions plus d’ennemis. Je ne connais pas les rapports officiels, et je crains de ressasser ce que vous auront dit les journaux.

Les limites d’une lettre, quelque longue que je me permette de vous l’envoyer, ne peuvent suffire à rendre mes impressions pendant les journées du 3 au 10, si fertiles en incidens. Mascara me laissera de longs souvenirs !

Nous y avons fait notre entrée en pleine nuit, par une de ces pluies africaines, dignes de leur réputation, et j’ai été très heureux de m’établir, à l’aveuglette, au centre de mon bataillon, dans une chambre basse qui a reçu la moitié d’une compagnie, mes deux chevaux et moi. Dans la nuit, en visitant les postes, je remarquai quelques incendies qui commençaient à se manifester dans les faubourgs, j’en fis avertir le quartier général, on répondit qu’il fallait laisser faire et que plus tard on ordonnerait. On venait de reconnaître l’impossibilité d’y laisser le bey Ibrahim. Au jour, la pluie cessa par intervalles, et j’en profitai pour parcourir la ville. Je la trouvai bien supérieure à l’idée que je m’en étais faite. Il n’est pas question là de tentes en peau de chameau, mais de maisons mauresques qui ne sont pas dépourvues d’élégance. La principale mosquée est belle, et, dans la salle des tombeaux, — il y en a, ou plutôt il y en avait (car les zouaves et nos soldats, à leur imitation, ont tout brisé), — il y en avait de très remarquables par la légèreté et la grâce des sculptures : les marbres étaient d’une rare beauté.

Après avoir flâné pendant deux heures, je revenais chez moi, quand j’ai été agréablement distrait de tant de scènes d’horreur par l’aspect d’un de mes spahis qui, la carabine sur l’épaule, le pistolet et le sabre au côté, était tranquillement assis au milieu de la boutique d’un juif qu’il venait de mettre dehors et dont il vendait les chandelles et les figues avec une scrupuleuse exactitude et une conscience qui aurait fait l’admiration de nos cuisinières. Il soulevait gravement ses balances, faisant bon poids aux