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d’en prendre souci. Mais le même sujet ne pouvait manquer de revenir à plusieurs reprises sur le tapis, notamment quand, pour mettre M. Duruy au courant de l’esprit de l’œuvre qu’il méditait, l’Empereur crut devoir lui communiquer une préface où il établissait en doctrine qu’il y a des hommes privilégiés, destinés par la Providence à sauver les sociétés dans des jours d’épreuve, et en droit par là de s’élever au-dessus des règles communes. Bien que M. Duruy comprît sûrement que cette théorie avait une application personnelle et que toute réfutation aurait le même caractère, il n’en fit pas moins très nettement la critique, et venant à parler des atteintes qui, dans un intérêt de bien public, peuvent être portées à la légalité : « On fait quelquefois ces choses-là, dit-il, mais il vaut mieux ne pas les rappeler. » Ce n’était pas un blâme formel de l’acte lui-même, mais c’était un refus positif d’adhérer à l’approbation que l’auteur victorieux et couronné voulait imposer à ses lecteurs. Je ne sais si ce fut ce jour-là ou un autre que, sortant des Tuileries et traversant la place de la Concorde, M. Duruy se demandait si ses répliques n’avaient pas été trop vives et s’il n’avait pas risqué de blesser au lieu d’instruire. Il n’en était rien, l’Empereur avait dit seulement : « . Je ne partage pas toutes les idées de M. Duruy, mais c’est un homme intelligent. »

Il est clair pourtant que ces retours sur des souvenirs de politique contemporaine étaient rares et n’étaient abordés que par occasion et en passant, dans ces premières conversations. C’était pour être guidé dans ses recherches historiques que l’Empereur avait appelé M. Duruy en consultation. C’était donc d’histoire et en particulier du grand sujet qu’il voulait traiter qu’il dut avant tout l’entretenir. Or il dut avoir bientôt la satisfaction de reconnaître que, sur ce point qui lui tenait si fort au cœur, M. Duruy pensait comme lui. Sur le génie de César, sur le rôle que ce grand homme a joué et l’influence qu’il a exercée, le jugement de M. Duruy ne différait de celui de Napoléon III que par le degré d’intensité qui sépare une approbation réfléchie d’une admiration enthousiaste.

Autant, en effet, en France et en 1852, M. Duruy avait témoigné peu de goût pour le passage de la République à l’Empire, autant la même révolution faite à Rome, il y a dix-huit cents ans (dans des conditions qu’il jugeait avec raison fort différentes), paraissait justifiée à sa conscience d’historien. Le changement politique tenté par César, que la mort seule l’a empêché de mener à fin,