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vienne à l’esprit de personne de dire qu’il y ait un monde de Daudet comme on dit qu’il y a un monde de Balzac. Il a manqué au romancier un certain degré de puissance créatrice. D’où vient cette insuffisance ? La réponse à cette question ferait l’intérêt d’une étude sur l’œuvre de Daudet ; et il nous semble qu’on la trouverait dans cette remarque, à savoir que cette œuvre ne procède que de la seule sensibilité. Cette sensibilité a merveilleusement servi l’écrivain, et lui a rendu tous les bons offices qu’il en pouvait attendre. Il ne lui a manqué que de savoir à temps s’en libérer, la maîtriser, la dominer et la dépasser.

La sensibilité s’entend d’abord de la faculté de recevoir une impression venue du dehors : c’est la propriété d’une plaque de photographie, d’un papier qui a été « sensibilisé. » Beaucoup de gens en sont totalement dépourvus et nulle des images que leurs yeux ont reflétées ne s’inscrit dans leur souvenir. Daudet en est doué à un degré exceptionnel. Il parle quelque part de sa mémoire « où chaque sensation se marque, se cliche sitôt éprouvée. » De fait, il est impossible de subir avec plus de docilité l’empreinte des milieux qu’on a traversés, et d’en reproduire la physionomie avec plus de fidélité. Daudet appartient à une famille de petits bourgeois ruinés, comme Daniel Eyssette ; il est né dans le Midi, comme Tartarin et comme Numa ; il a été bercé d’espérances royalistes comme Elysée Méraut ; il a habité le Marais entre la fabrique de Fromont et l’hôtel des Le Quesnoy ; il a traversé le monde officiel qui se pressait dans l’antichambre de Morny ; il a porté par sa propre célébrité, pénétré dans le monde des gens en vue. On saisit ainsi à sa naissance chacune de ses œuvres. Relisez le volume des Femmes d’artistes. Mme Heurtebise : cette petite femme blonde et niaise, avec son sourire de boutiquière et son désespoir d’avoir épousé un écrivain : « Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et Fajon, les grands marchands de blanc ! » La Transtévérine : cette paysanne italienne, apparue lourde et commune dans l’air de Paris et devant laquelle son poète de mari tremble comme un écolier peureux. La bohème en famille : « L’hiver dernier ils ont déménagé trois fois, on les a vendus une, et ils ont tout de même donné deux grands bals travestis. » Un ménage de chanteurs : le mari, enragé contre sa femme d’une jalousie de cabotin, et qui la fait siffler. Ce sont autant de croquis pris sur le vif, où l’on devine la réalité saisie directement sans transformation ni déformation. Aussi Daudet ne s’est-il pas contenté, comme d’autres, de prendre dans la réalité son point de départ. Il a transporté dans ses livres des lambeaux de réalité. Il s’y est mis lui-même, il y a mis sa famille et les personnes de son entourage. Il y