Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/451

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profondément et j’allais dire incurablement, puisque le rude apprentissage qu’il a fait de la vie n’a pas réussi à changer cette tendresse en dureté. C’est une règle à laquelle on ne connaît presque pas d’exception : ceux qui ont souffert de leur premier contact avec les hommes en gardent une rancune que rien ne parvient à dissiper entièrement. La vie peut leur prodiguer par la suite toutes les sortes de satisfactions et répandre devant eux ses trésors : ils ne lui pardonneront pas ; rien n’y fera ; leur lèvre a pris, pour ne plus le perdre, le pli de l’amertume. Daudet a été le Petit Chose ; il a connu non pas seulement l’extrême pauvreté, mais les humiliations du pion de province livré en proie à la cruauté des enfans. Loin de stériliser son cœur, cette expérience a fait au contraire qu’il s’est senti toujours très près des déshérités et des humbles, ne se souvenant d’avoir été l’un d’eux que pour leur témoigner plus de compassion. Plus tard la souffrance est venue, l’abominable torture physique : elle n’a fait qu’épurer, et ennoblir l’âme du patient : c’est un signe d’élection. Amusé par le spectacle du réel, Daudet possède en outre cette faculté précieuse d’y échapper. A défaut de la grande imagination qui emporte les poètes jusqu’aux sommets, il a la fantaisie où se jouent les humoristes. Il se crée à lui-même un monde imaginaire où le rêve complète ce que la réalité a de trop imparfait et la chimère corrige ce qu’elle a de désolant. — Une ironie sans méchanceté, une mélancolie sans âpreté, une fantaisie à mi-côte, c’est cet ensemble de qualités moyennes qui compose le charme de Daudet. Car ce mot de charme est celui qu’on a sans cesse sous la plume ; c’est l’impression qu’il s’agit d’expliquer et dont il n’est pas besoin d’aller chercher fort loin l’explication. Ce qui charme, c’est ce qui n’est pas excessif ; car nous aimons la mesure, et ce qui la dépasse nous oblige à un effort qui devient aisément pénible. Et ce qui charme, c’est ce qui n’est pas exclusif ; car toutes les tendances de notre nature veulent être satisfaites, et nous n’en sacrifions aucune sans un regret qui devient aisément une souffrance. C’est pourquoi le sourire a pour nous tout son prix dans la minute où nous le voyons près de se mouiller de larmes ; une figure charmante est celle où se traduisent tour à tour toutes les émotions, comme toutes les influences aériennes se reflètent sur le visage, tantôt radieux, tantôt voilé, d’un ciel changeant.

Ces heureuses dispositions de sa nature, Daudet les devait-il à son cher Midi ? Je sais combien est peu rigoureuse la méthode qui consiste à retrouver dans la qualité du talent l’influence du climat, et dans la couleur de l’esprit, la couleur de l’atmosphère. Néanmoins Daudet a