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entièrement au monde sensible ; d’avoir pris un état passager pour un état définitif, un monde éphémère pour un monde unique et absolu, une existence provisoire pour la seule véritable existence ; il est possible enfin que, ce jour-là, nous ayons l’impression d’avoir rêvé : ce qui ne veut pas dire — nous le montrerons tout à l’heure — d’avoir été dupes d’une pure chimère, mais simplement d’avoir confondu le transitoire avec le définitif. — Cet avenir n’est pas certain, mais il est possible ; et du moment qu’il est possible, nous n’avons pas le droit d’opposer radicalement le rêve et la veille, de proclamer l’un faux et l’autre vraie, de nous attacher de toutes nos racines au monde des sens, pendant que nous rions de nos rêves.

Ensuite, ce n’est vrai que pour l’humanité moyenne. Il semble bien, en effet, qu’il y ait, pour certains hommes, dès la vie actuelle, au moins un demi-réveil ; certains hommes approchent, s’ils n’y atteignent pas, de ce troisième état où la vie apparaîtrait comme un songe. Ce demi-réveil, je le trouve notamment dans la science, dans la métaphysique et dans la religion. — Qu’est-ce que la science, si ce n’est la révélation d’un monde nouveau, tout différent du monde sensible ? Là où nous voyons la lumière et les couleurs, elle nous affirme qu’il y a un éther invisible, vibrant 4 ou 700 trillions de fois par seconde. Là où nous entendons un son, faible ou puissant, aigu ou grave, elle nous affirme qu’il y a des vibrations plus ou moins amples et plus ou moins rapides de la matière. Là où nous percevons une réalité multiple et bigarrée, des phénomènes divers, elle nous montre un unique phénomène : le mouvement. — Or, ces formules ne signifient pas, comme on le croit trop souvent, que la lumière, la couleur, le son n’existent pas ; mais elles signifient au moins qu’il y a autre chose ; que si nous acquérions des sens nouveaux, un univers nouveau s’ouvrirait à nous ; que nous verrions non plus seulement la couleur rouge, mais les 400 trillions de vibrations à la seconde. — Qu’est-ce à dire, sinon que le savant est déjà à demi réveillé, et à demi entré dans une réalité supérieure, ou tout au moins différente ?

La métaphysique, davantage encore, est un réveil. Un métaphysicien vraiment « dogmatique », vraiment croyant en sa doctrine, — Platon, par exemple, ou Spinoza. — est déjà un homme qui vit dans un monde nouveau, et qui contemple avec détachement, dans un lointain déjà crépusculaire, la prétendue « réalité »