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continuité et d’unité. Sans doute, au réveil, l’aspect change : nos divers rêves nous paraissent décousus les uns des autres. Mais qu’importe ? Sommes-nous sûrs de ne pas nous réveiller quelque jour de ce que nous appelons aujourd’hui la veille, et de ne pas juger alors que cet état, continu en apparence, était en réalité composé d’une série de fragmens, séparés, incohérens et disparates ?

Ainsi nous retrouvons partout la même illusion. On juge le rêve, non pas tel qu’il est, mais tel qu’il nous apparaît, une fois réveillés. Au lieu d’observer les impressions de l’homme qui rêve, pendant qu’il rêve, nous notons ses impressions sur son rêve, après son réveil. Au lieu de lui demander s’il a cru pleinement à son rêve, nous lui demandons s’il y croit encore ; au lieu de lui demander si sa vie nocturne lui a paru naturelle et vraisemblable, nous lui demandons s’il ne la trouve pas, maintenant, extravagante. Or, remarquons-le bien, c’est fausser totalement la comparaison : et, en effet, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de comparer la vie normale et la vie du rêve ; or, nous jugeons la vie normale telle qu’elle est, pendant que nous y sommes ; donc il faut juger la vie du rêve telle qu’elle est, pendant que nous y sommes. Sinon, et si vous vous obstinez à parler du rêve, en vous plaçant au point de vue de la veille, il faut parler de la veille en vous plaçant à un troisième point de vue, — qui d’ailleurs nous manque, ou à peu près. Bref toute comparaison devient impossible. — C’est là une illusion très fréquente, quand on passe d’un état ou d’un milieu dans un autre. C’est ainsi que nous jugeons insignifiantes nos anciennes douleurs d’enfans, parce que les motifs nous en paraissent, aujourd’hui, insignifians. Un baigneur, rhabillé et réchauffé par l’atmosphère, tâte l’eau de la mer où il s’est ébattu voluptueusement ; il la trouve glacée, et il s’étonne de l’avoir supportée. Un promeneur, rentrant du grand soleil dans une salle bien close, ne distingue rien et s’étonne qu’on y puisse voir. De même l’homme réveillé trouve son rêve chimérique et absurde.

Toutes les autres différences sur lesquelles les psychologues ont insisté s’évanouissent de même. Maine de Biran, par exemple, fidèle à son système, trouve dans la volonté l’élément distinctif de la veille et du sommeil[1] : d’après lui, ce qui caractérise le

  1. M. de Biran. Nouvelles considérations sur le sommeil. Ed. Cousin, t. II.