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aujourd’hui ma vie d’hier, et je reprendrai demain ma vie d’aujourd’hui ; pendant le sommeil, le cours n’en est que suspendu ; je repars le matin du point précis où je me suis arrêté le soir ; je me retrouve dans le même milieu, occupé des mêmes pensées, en proie aux mêmes soucis, pris dans le même engrenage d’événemens ou dans le même tourbillon de passions ; c’est bien le même fil qui se renoue. — Au contraire, ajoute-t-on, nos rêves ne forment pas une existence qui se suive ; le rêve d’une nuit ne vient pas se relier au rêve de l’autre nuit ; ce soir, en m’endormant, je suis à peu près sûr de ne retrouver ni les paysages, ni les personnes, ni les circonstances, ni les impressions de mon dernier rêve ; c’est peut-être le cauchemar le plus diabolique qui va succéder à un délicieux roman. Bref, il n’y a pas seulement incohérence dans l’intérieur d’un même rêve ; il y a incohérence entre nos rêves successifs. — C’est ce qui frappait Pascal lorsqu’il écrivait : « Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours ; et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait presque aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il serait artisan… Mais parce que les songes sont tous différens, et qu’un même se diversifie : ce qu’on y voit affecte bien moins que ce qu’on voit en veillant, à cause de la continuité, qui n’est pourtant pas si continue et égale qu’elle se change aussi, mais moins brusquement, si ce n’est rarement, comme quand on voyage ; et alors on dit : Il me semble que je rêve ; car la vie est un songe un peu moins inconstant[1]. »

Que faut-il penser de cette différence ? Je ne crois pas qu’il faille, plus que les autres, la prendre au sérieux. En effet, à quel moment jugeons-nous ainsi qu’il y a discontinuité et incohérence entre nos rêves successifs ? Est-ce pendant ces rêves eux-mêmes ? Absolument pas. Pendant que je rêve, il me semble que je poursuis une existence qui a toujours été la même. Je n’ai à aucun degré l’impression que le rêve actuel a été précédé de rêves différens et sans lien avec lui. J’ai au contraire, exactement comme dans la veille, l’impression d’une suite indéfinie et unique d’événemens, d’un déroulement sans arrêt et sans rupture. Il y a donc là, non pas une différence, mais une ressemblance de plus entre le rêve et la réalité. De part et d’autre, même impression de

  1. Pensées, art. III, 14.