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opuscules, et surtout dans celui qui a pour titre Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société (1822), toute la doctrine de Comte est déjà esquissée. On y distingue nettement, avec les principes de la philosophie positive, le dessein de la faire servira la « réorganisation sociale », et de fonder sur elle une religion.

Mais, ce point établi, il faut avouer que des deux « carrières » de Comte, celle qu’il regardait comme préparatoire était en effet la plus importante et la plus féconde. Si Littré s’en était tenu à cela, sans accuser Comte d’inconséquence, il serait difficile de ne pas partager son avis. Aux yeux de Comte, les deux parties successives de son œuvre étaient inséparables, et se complétaient l’une l’autre. En fait, elles n’avaient pas la même portée, et déjà le temps les a disjointes.

Sa religion nouvelle a eu à peu près le sort des tentatives du même genre qui s’étaient produites dans le premier tiers de ce siècle. Il prétendait restituer d’un seul coup à l’humanité tout ce qu’elle a perdu, selon lui, depuis le moyen âge, l’unité morale parfaite, un corps de croyances unanimement acceptées, et un pouvoir spirituel reconnu de tous. Cette part de la doctrine de Comte, qui, selon le mot de Huxley, organisait un catholicisme sans christianisme, était caduque. Elle a encore de zélés défenseurs. C’est qu’un grand esprit met toujours quelque chose de son génie même dans les parties les moins viables de son œuvre ; c’est aussi que la piété des disciples étend à celles-là l’admiration que méritent les autres. Mais, sans cette extraordinaire et généreuse ambition, Comte eût-il entrepris la vaste construction philosophique qui devait servir de base à son édifice religieux ? Il fallait cet espoir pour soutenir cet effort. Du moins en est-il sorti une philosophie de la science, de l’histoire, de l’humanité, qui est encore pleine de vie. Par elle, Comte a été vraiment un « homme représentatif » de ce siècle. Souvent, même si nous ne pensons pas comme lui, nous pensons d’après lui. Sa philosophie est la dernière grande impulsion que l’esprit moderne ait reçue, et le mouvement qu’elle lui a imprimé n’est pas encore arrêté.


LEVY-BRUHL.