en route, Comte marche d’un autre pas que son maître. Il a pu même, sans mauvaise foi, tirer parti des intuitions lumineuses, mais désordonnées, qui abondent chez Saint-Simon, persuadé que sa doctrine seule leur donnait une valeur scientifique, parce que là seulement elles étaient systématisées et reliées à leurs principes. Saint-Simon reste jusqu’à son dernier jour un publiciste de génie. Comte, à vingt-quatre ans, a déjà construit un système de philosophie.
Pareillement, Comte s’écarte de ceux qui vont droit à la réforme politique et sociale, aussi bien des fouriéristes que des saint-simoniens. Tous sont d’avis qu’il faut, avant tout, « réorganiser la société », ou, comme ils disent, faire succéder à une période critique une période organique. Nos réformateurs abordent donc de front la « réorganisation sociale. » Comte n’a garde de les suivre. Il proteste dès qu’on paraît le confondre avec eux. A ses yeux, leur entreprise, destinée à un échec certain, implique une conception naïve des faits sociaux. Ils s’imaginent que l’action du législateur n’a point de bornes, et qu’il peut faire de la matière sociale ce qu’il lui plaît. Mais les faits sociaux sont, comme les autres phénomènes de la nature, soumis à des lois invariables, et pour agir utilement sur ces faits, il faut commencer par en connaître les lois. Les panacées sociales rappellent la médecine des sauvages, qui suppléent à la connaissance de la physiologie par la foi en certaines recettes. Bref, comme il y a une science de la physique et de la biologie, il doit y avoir une science de la politique. Tant que l’on n’aura pas fondé cette « physique sociale, » on sera condamné à de stériles efforts et aux tâtonnemens de l’empirisme.
Comte n’en croit pas moins, lui aussi, que la « réorganisation sociale » est le problème capital de notre temps. Il a la ferme confiance, comme beaucoup d’autres, qu’il en trouvera la solution. Mais voici où il est original. Cette solution, selon lui, ne peut être atteinte d’emblée. Il faut, auparavant, avoir résolu d’autres problèmes d’un caractère plus théorique. Car, « réorganiser la société, » c’est y instituer un ordre nouveau. Or, les institutions dépendent des mœurs, et les mœurs, à leur tour, dépendent des croyances. Tout projet de nouvelles institutions est donc vain, si l’on n’a pas d’abord « réorganisé » les mœurs. Et, puisque les mœurs, à leur tour, sont subordonnées aux croyances, l’œuvre sociale qu’on se propose ne pourra être accomplie qu’à cette seule