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L’histoire, le roman, la poésie même en ont reflété l’influence, et, après l’avoir reçue, ont contribué à la répandre. De tous ces signes, il n’est peut-être pas téméraire de conclure que la philosophie positive répondait à quelques-unes des tendances les plus profondes de ce siècle.


II

Au sortir de l’Ecole polytechnique, Comte, suspect au gouvernement de la Restauration, se trouve, à dix-huit ans, sans emploi, seul à Paris. Il songe à émigrer en Amérique. Tout en donnant, pour vivre, des leçons de mathématiques, et en collaborant de loin en loin à quelques journaux, il étudie avec passion les sciences et la politique. Ce jeune homme, prompt à l’enthousiasme, semblait destiné, comme tant d’autres parmi ses camarades, à s’éprendre de quelque utopie sociale, et à en poursuivre énergiquement la réalisation. Bientôt il rencontre Saint-Simon, et il se donne à lui de toute son âme. Pendant quatre ans, il travaille avec lui. Il l’aime et le vénère comme un maître. Il se nourrit de ses idées, il collabore à ses œuvres et à ses entreprises. Il s’appelle lui-même « élève de M. de Saint-Simon. » Pourtant, à partir de 1822, il se détache de ce maître tant admiré, et en 1824 la rupture est complète et définitive. Que s’était-il donc passé ?

Les griefs invoqués par Comte n’ont qu’une importance secondaire. Nous n’avons pas à les examiner ici, non plus que la question, fort épineuse, du départ à faire entre ce que Comte a reçu de Saint-Simon, et ce qui lui appartient en propre dans sa philosophie. En fait, le maître et « l’élève » devaient tôt ou tard se séparer. Il y avait entre les deux esprits une incompatibilité radicale. Saint-Simon, merveilleusement inventif et original, jette en foule des idées et des vues nouvelles, dont beaucoup seront fécondes. Mais il affirme vite, et prouve peu. Il n’a pas la patience de s’arrêter longtemps à un sujet, ni de le traiter avec ordre et méthode. Comte, de son côté, pense, comme Descartes, que la méthode est essentielle à la science, et que la « cohérence logique » est le signe le plus sûr de la vérité. Il ne pouvait donc se satisfaire longtemps des essais décousus de Saint-Simon. Celui-ci lui avait révélé sa vocation, et l’avait « lancé », comme il dit lui-même, dans la voie qui lui convenait le mieux. Mais, une fois