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la part de la poésie. Cette part existe néanmoins : elle est dans l’art de choisir les traits qui peignent, d’adoucir ceux qui pourraient choquer ; elle est dans la manière du conteur, mêlant, sans en avoir l’air, son expérience d’homme mûr à la fraîcheur des impressions de l’enfance.

Pour revenir au comte de Thorenc, nous avons ici une carrière d’officier instruit, passionné pour son devoir, d’une parfaite intégrité, d’une fierté exempte de morgue, d’une générosité naturelle et vraie. S’il est permis de conclure quelque chose d’un cas particulier, cet échantillon est fait pour donner une idée favorable des capitaines de notre ancienne armée : d’une armée où servaient dans le même temps d’Assas, Chevert, Vauvenargues. Mais à cette remarque il en faut joindre une autre. Si le comte de Thorenc n’avait eu pour lui que ses qualités, le futur auteur de Faust n’aurait probablement pas plus fait mention de lui en ses Mémoires que de tant d’autres militaires de tout grade, de tout uniforme, amis ou ennemis, qu’il a vus, dans le cours de ce demi-siècle agité, passer et repasser devant ses yeux. L’humanité est ainsi faite que les bizarreries forment souvent un très utile accompagnement du mérite. Si cet officier n’avait pas changé la maison où il était logé en école des Beaux-Arts, s’il n’avait pas révolutionné le monde des artistes de Francfort, s’il n’avait pas fait trembler un jour les habitans de son logis pour les accabler ensuite du poids de sa clémence, nul, lui parti, n’aurait gardé son souvenir. Le comte de Thorenc croyait qu’il n’avait rien à démêler avec la postérité : il ne se doutait pas que la postérité était déjà présente à ses côtés. Elle dirigeait sur lui, dans la personne d’un enfant, des yeux curieux et malins, admiratifs cependant et affectueux, qui nous ont pour toujours fixé sa physionomie.


MICHEL BREAL.