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beaucoup de précautions, on envoya un émissaire sonder le gouverneur. La réponse fut ce qu’elle est ordinairement en pareil cas : nulle chose à craindre, rester tranquille, ne parler de rien à personne.

On apprit que les troupes prenaient position à une lieue de la ville. Enfin, le vendredi saint de l’année 1759, l’orage éclata : c’était la bataille connue dans l’histoire sous le nom de combat de Bergen. Il fut défendu aux enfans de sortir. Mais le père, n’y tenant plus, s’en alla hors de la ville, d’abord dans son jardin, puis, ne voyant rien, un peu plus loin, dans la direction de la bataille. Il voulait aller au-devant des Prussiens vainqueurs, sans songer, dit Gœthe, que le parti vaincu commencerait par lui passer sur le corps. Cependant des maraudeurs s’étant amusés à faire siffler quelques balles à ses oreilles, il estima qu’il serait tout de même plus à propos d’attendre les événemens dans la ville, d’autant plus qu’au dire de plusieurs, les choses avaient l’air de tourner à l’avantage des Français. Il retourna donc à la maison de fort méchante humeur. La vue des blessés, parmi lesquels il reconnut de ses compatriotes, acheva de le mettre hors de lui. Il donna ordre de distribuer des secours, mais en recommandant de les réserver aux seuls Allemands, ce qui, nous dit l’auteur des Mémoires, était impossible, car, amis et ennemis, le sort avait tout jeté pêle-mêle sur les mêmes chariots.

Pendant ce temps, la mère et les enfans se livraient à la joie. Quand le gouverneur descendit de cheval, la jeune population courut à sa rencontre, lui baisa les mains. Ces démonstrations parurent lui faire plaisir. « Bien, mes enfans, dit-il d’un ton plus amical que de coutume, bien, j’en suis content aussi pour vous ! »

La mauvaise chance voulut qu’un peu plus tard, quand le père, qui s’était enfermé chez lui, descendit pour souper, il se rencontrât sur le palier avec son hôte.

Le comte, faisant un pas en avant, salua courtoisement :

— Félicitez-nous, monsieur, et félicitez-vous que l’affaire se soit si bien passée !

Ce fut la goutte d’eau qui fît déborder le vase.

— Point du tout, en aucune façon, répondit l’autre avec rage ; j’aurais voulu au contraire qu’on vous eût tous envoyés au diable !

Devant ce propos, le comte resta interdit un moment ; puis, pris d’une soudaine fureur :