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opinions ou ses goûts, prenait parti en idée. La famille de Gœthe était divisée. Le grand-père, avec ses gendres et ses filles, était du parti impérial : en sa qualité d’échevin, il avait jadis aidé à porter le dais au-dessus de la tête de l’empereur François, et il avait même, à cette occasion, reçu de l’Impératrice un médaillon avec son portrait, suspendu à une lourde chaîne d’or. Le père, au contraire, penchait pour la Prusse : ses raisons étaient à peu près de même genre et de même ordre. Quant aux enfans, ils étaient — non pas Prussiens, « car que nous faisait la Prusse ? » —, mais Fritziens. De tout leur cœur ils étaient pour Frédéric II, dont les victoires, les malheurs, les retours de fortune inouïs transportaient les jeunes têtes.

Car tel est le caractère du bourgeois, écrit fort judicieusement l’auteur des Mémoires, revenu de ces enthousiasmes du jeune âge, et les jugeant à la distance de cinquante années. Tel est le bourgeois : les événemens l’inquiètent et le troublent même quand ils sont encore loin ; il ne peut se défendre, alors même que ceux-ci ne le touchent pas, d’émettre un jugement, d’exprimer des sympathies. Disposition fâcheuse, qui ajoute à l’embarras de la situation présente, et qui empêche d’en tirer ce qu’elle peut encore contenir de supportable !

Cependant les bourgeois de Francfort avaient raison de s’inquiéter, car, dans les derniers jours de décembre 1758, les choses prirent un aspect décidément sérieux. Les passages de soldats français devenaient de plus en plus fréquens. D’après les conventions en vigueur, les troupes étrangères ne devaient faire autre chose que traverser la ville, et, pour plus de sûreté, elles n’y devaient passer que par petits détachemens. Selon une vieille coutume, le guetteur, placé à la plus haute tour de la ville, sonnait de la trompe toutes les fois qu’approchait un groupe en armes. Le 1er janvier 1759, il ne finissait pas de sonner. Le défilé s’allongeait, les fractions de régiment se succédaient. Cependant les Francfortois, que le jour de l’an mettait en fête, regardèrent passer sans penser à mal. Mais le 2 janvier, la situation changea subitement de face. Une colonne de troupes, immédiatement suivie d’une autre, traversa le faubourg, passa le pont, et tout à coup, arrivée devant le poste principal, fit conversion à droite, se jeta sur le corps de garde et désarma les hommes qui l’occupaient. Puis, d’autres compagnies, s’avançant dans la ville, s’assurèrent sans coup férir de tous les postes. En un instant, les