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C’est là, il faut bien l’avouer, une cure plus facile à conseiller qu’à effectuer ; car, pour guérir un peuple, ce n’est pas assez que de lui prêcher la vertu. La moralité ne découle pas des belles paroles ; elle jaillit des sources profondes de l’âme ; et lorsque ces sources mystérieuses sont taries, ou que le malade n’a pas l’énergie de s’y abreuver, d’où peut venir le salut ? Les sources de la moralité, elles sont les mêmes en tout temps, et ni la science, ni la civilisation n’ont pu les multiplier ; elles s’appellent le sentiment religieux, la foi en Dieu, la notion de la conscience, le sentiment du devoir et, si l’on veut, quoique à un degré moindre, le sentiment de l’honneur ; voilà ce qu’il faut creuser et approfondir, en nous, et autour de nous. Il ne faut guère compter sur la raison ni sur le raisonnement, qui n’ont presque jamais guéri personne, car l’expérience des uns ne profite pas aux autres, et il y a longtemps qu’on l’a dit : les fautes des pères sont perdues pour les enfans. Pour employer le langage chrétien, que chacun est libre de traduire en sa langue, il faut demander au monde de se convertir ; c’est-à-dire de changer de vie, de mener une existence nouvelle. Mais, parmi ceux qui ont la hardiesse de le lui conseiller, combien sont assez confians pour oser croire que le monde se convertira ? Pour le persuader, il nous faudrait des prophètes et des saints ; et encore, quand l’âge n’en serait point passé, les saints et les prophètes n’ont presque jamais converti que le petit nombre. Il paraîtrait, sur les places de nos modernes Ninives, un Isaïe aux lèvres de feu, un Jonas la tête couverte de cendres, ou un jeune Daniel aux regards enflammés, que la foule sceptique et souriante n’en courrait pas moins à ses plaisirs et à ses affaires, au turf et à la Bourse. Comme le grand nombre restera sous le joug des passions, comme le désir de la fortune, l’attrait du gain sans travail, la griserie du jeu, la fureur de s’élever, la vanité de paraître et de faire figure, la rage de jouir sévissent de plus en plus dans nos sociétés matérialistes, il y a encore de beaux jours pour le jeu et pour le vol, sous toutes les formes tolérées ou prohibées par la loi ; et tant qu’il y aura des hommes jaloux de faire violence à la richesse, et ambitieux de s’élever d’un coup à la fortune, il y aura, pour les exploiter ou pour les duper, des escrocs, des agens véreux, des parasites de la presse et des proxénètes de la finance.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.