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est vaste, la débauche est par conséquent admirable et, le Mississipi étant très long, par conséquent aussi chaque Américain est un Dieu. »

Sidney Lanier devait faire cette année-là vingt conférences ; il dut en réduire le nombre à douze, car sa faiblesse était devenue telle qu’on pouvait craindre chaque fois qu’il ne rendît le dernier soupir dans la voiture qui le ramenait chez lui. Sur son lit, il crayonnait cependant les dernières strophes de son chef-d’œuvre, la plus belle des hymnes du marais, évoquant ainsi, devant ses yeux qui allaient bientôt se fermer, le spectacle que lui avait tant de fois donné le lever du soleil (Sunrise) :


Dans mon sommeil je désirais leur présence, j’avais soif — Du chêne vert, du marais et de la mer, — Les petites feuilles vertes ne me laissaient pas dormir en repos. — Un parfum s’éleva des marais. — Une invite à la marche, vers les vastes horizons, — Mêlée à la folle brise de la mer qui soufflait, — Vint entre les feuilles ployées qui bruissaient, — Vint jusqu’aux portes du sommeil. — Alors mes pensées, au fond du noir donjon — Du château des captifs caché dans la ville du Sommeil, — Sursautèrent, s’assemblant par deux et par trois : — Les portes du sommeil se mirent à trembler — Ainsi que les lèvres d’une amante qui balbutie le oui, — En frémissant de bonheur. — Les portes du sommeil s’ouvrirent toutes grandes.

— Je me suis éveillé, je suis venu, mes bien-aimés, je n’ai pu résister ; — Je suis venu avant l’aube, ô chênes verts, mes bien-aimés, me cacher — Dans vos ombres évangélisantes ; — me voilà — Comme un amant en son paradis ; le marais m’appartient et la mer est à moi.

Dis, arbre au corps d’homme, à l’écorce rugueuse, — que mes bras embrassent dans la nuit, sais-tu — De quelle source viennent ces larmes qui coulent à tes pieds ? — Elles ne viennent pas de la raison, mais de profondeurs plus inconséquentes. — La Raison ne pleure pas, — Quelle logique de sympathie existe entre les chers arbres, supérieurs à toute beauté, et la pluie de nos yeux ?

O malignes feuilles vertes, mignonnes artistes ! vous qui éclairez — Le fond terne de l’ombre de vos ombres lumineuses qui massent — Sur le noir vague de la nuit des dessins et des plans — Ainsi. — Oh ! si je savais, si je pouvais savoir ! — Avec vos questions brodées sur l’obscurité de la question de l’homme — Et vos silences dessinés sur le silence de l’homme — Pendant que son appel vers les morts, pour savoir, reste sans réponse, — Sans réponse. — Ainsi vous m’avez tracé — Des dessins dans la nuit de notre science — — Oui, vous m’avez enseigné — Que peut-être savons-nous un peu plus que nous ne croyons savoir.

Vous qui soupirez, qui chuchotez, qui chantez dans les orages, — Consciences qui semblez murmurer des prières connues, — Consolatrices pour les passions qui font pleurer, — Amicales, fraternelles, amoureuses feuilles, — O versez sur moi, de vos ombrages où je m’abrite, — Les vérités que vous recueillez des brises qui me font souffrir — Pénétrez-moi de… — Ces