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et cela en dépit de la fièvre qui, au printemps de 1880, l’avait saisi avec violence pour ne plus le quitter. En vain essaya-t-on une fois encore du changement de climat ; pendant un dernier et mortel hiver, il réussit à poursuivre ses conférences, sa femme lui servant de secrétaire, car il ne pouvait plus écrire. Le thème qu’il se proposait était le roman anglais et son développement, mais une tendance naturelle à élargir les sujets fit qu’il traita en même temps du développement de la personnalité humaine, montrant ses progrès depuis le drame antique où l’on peut déjà découvrir le germe de ce que nous appelons le roman, jusqu’à nos jours où l’exagération de l’identité personnelle, les différences entre homme et homme, la diversité, lu complexité croissante du moi, ne pouvant plus être exprimées par les formes anciennes, se sont épanchées dans un genre nouveau. En guise d’illustration à cette enquête sur les raisons de la prépondérance actuelle du roman, enquête poursuivie d’Eschyle à George Eliot, à travers la Grèce, la Renaissance, Shakspeare, Richardson et Fielding, jusqu’à Dickens, jusqu’à la femme éminente qu’il considère comme le plus grand des romanciers modernes, Lanier lisait des passages choisis chez les différens écrivains ; et je ne crois pas qu’on ait jamais commenté avec plus de profondeur et plus de goût Amos Barton et The Mill on the floss, Daniel Deronda et Adam Bede. Chose merveilleuse que ce poète, si prompt en apparence à se laisser absorber par les élémens extérieurs, soit en même temps un critique si fin, si pénétrant.

Ni vague ni indécision dans le fond de ses jugemens ; et leur expression aussi est d’une netteté irréprochable, soit qu’il démontre l’inanité de la désignation de « roman expérimental » appliquée à l’œuvre de M. Zola, soit qu’il ose décocher ce trait au divin Emerson, « si sage qu’en trouvant la sagesse il se perdit quelquefois lui-même », soit qu’il se dise invité par Swinburne, à un festin où les plats étaient d’or et d’argent, mais ne contenaient que du poivre, soit que, tout en rendant justice à l’influence vivifiante de Walt Whitman qui l’a toujours rafraîchi « à la façon d’un jet salé d’écume marine », il expose tout ce qu’il y a de dandysme à rebours dans la chemise ouverte et les bras musclés du colosse. « Whitman, dit-il, est le boucher de la poésie, il nous sert de grandes tranches crues, et le cartilage avec, pour nourrir nos âmes. Autant que je puis m’en rendre compte, l’argument de Whitman parait être celui-ci : puisque la Prairie