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poétique se montre ici. Selon lui, et il a mille fois raison, le poète qui craint qu’un excès de technique n’arrête chez lui la spontanéité, confesse sa propre faiblesse. Le vrai génie est toujours avide de formes nouvelles, il ne pense qu’à élargir son savoir, car en réalité l’artiste digne de ce nom ne travaille jamais dans l’espèce de transport, d’enivrement que suppose le public. Une partie considérable de son œuvre consiste dans la sélection des idées ; elles se pressent en lui et il doit choisir. Au plus fort de l’inspiration il lui faut conserver le calme d’un dieu afin de rester jusqu’au bout maître de son art, sans être maîtrisé par lui. Les grands acteurs savent bien cela.

Fidèle à ses principes, Sidney Lanier, dans la Science du vers anglais, donne les aperçus les plus vastes et les plus complets de la forme poétique sans les ériger en loi, car, dit-il, comme conclusion, — « pour l’artiste en vers il n’y a pas de loi, la perception et l’amour de la beauté constituent tout son équipement, et ce que j’ai exposé n’est fait que pour élargir cette perception, pour exalter cet amour. Il faut dans tous les cas en appeler à l’oreille, mais l’oreille doit être dans ce dessein cultivée autant que possible. » Selon le jugement des versificateurs que j’ai pu consulter, la méthode présentée par Sidney Lanier pour régler scientifiquement les lois de la prosodie anglaise serait une trouvaille. En voici le résumé : Il remplace les signes et les chiffres conventionnels par des notes de musique. Une longue devient une noire et une brève devient une croche. Le système est singulièrement ingénieux, parce qu’il admet des pauses et des demi-pauses chaque fois que le sens et le sentiment de la phrase demandent un arrêt. Il scande les vers en mesures musicales de notes et de pauses rythmées, changeant le nombre de ces signes pour les adapter au nombre de syllabes, mais gardant la valeur de durée de chaque mesure. Le vers héroïque de cinq pieds, le pentamètre devient une phrase de cinq mesures à 3/8 et l’iambe, au lieu d’être une brève et une longue, devient une croche et une noire. Là où deux syllabes non accentuées se suivent, il met deux croches ou deux demi-croches ; là où la syllabe manque, il met une pause. J’ai vu un intelligent professeur, désireux de faire sentir aux Parisiens, dans un cours populaire, les nuances et le chant de la prononciation anglaise, goûter très fort cette méthode.

— Le vers, dit Sidney Lanier, dépend de la capacité de l’oreille pour saisir les nuances et le retour régulier de certains sons. La