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l’automne de cette année-là, les médecins lui dirent qu’il ne verrait pas le printemps suivant, s’il ne se décidait à aller chercher un climat plus doux. Au milieu de décembre, Lanier gagna donc Tempa en Floride, et il trouva un grand soulagement à vivre auprès de sa femme bien-aimée dans ce pays quasi tropical. Au mois d’avril, il retourna en Géorgie où les siens souhaitaient toujours de le retenir, mais la musique et les lettres le rappelaient à Baltimore ; il retourna prendre sa place aux concerts Peabody et joua encore trois hivers de suite. En même temps, il faisait des conférences à un public restreint sur la poésie de l’époque d’Elisabeth. Grand succès, mais peu d’argent ; ceci le conduisit cependant à l’une des dernières et des plus grandes joies de sa vie. Le président Gilman lui offrit de se charger d’une série de conférences sur la littérature anglaise à l’Université Johns Hopkins. C’était le premier salaire fixe qu’il eût reçu depuis son mariage : la sécurité qui s’ensuivit pour lui, le plaisir d’aborder un auditoire nombreux et bien préparé, sembla galvaniser ce mourant. Il s’acquitta triomphalement de sa tâche, et le cours excellent qu’il fit sur la prosodie durant l’hiver de 1877, parut en volume l’année suivante, sous le titre de The Science of english verse.

En traitant à fond le sujet de ce livre je m’exposerais au reproche que Lanier fit à presque tous les critiques de son pays qui, faute de connaissances spéciales, n’y avaient presque rien compris. Il parlait des plus bienveillans avec indignation : « Neuf sur dix, s’écriait-il, sont partis de cette théorie générale qu’un livre sur la prosodie doit être un recueil de règles pour faire des vers, et cependant, aucun d’eux n’irait s’imaginer qu’un livre sur la géologie fût nécessairement une collection de règles pour fabriquer des rochers !… Autant confondre tout de suite l’ouvrage de Huxley sur l’écrevisse avec un manuel de cuisine ! » Il s’étonnait avec grande raison de trouver chez les gens qui écrivent une certaine appréhension du danger d’en savoir trop sur les formes de l’art. Un de ses amis, haut placé dans la littérature, lui avait dit : « Quant à moi, je préfère continuer à écrire des vers par instinct. — Quelle illusion ! réplique le poète. Quelle illusion de croire que nous fassions une chose instinctivement parce que nous la faisons sans système, sans école ! Mais il n’y a qu’à réfléchir une minute pour voir qu’il n’y a pas eu un seul vers écrit par instinct depuis le commencement du monde ! »

Le bon sens qui s’alliait chez Lanier à l’exubérance