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bon une suite de mélodies, mélodies suggestives, délicates, exquisement colorées, avec quelques maniérismes cependant qui défendent de comparer, comme on l’a fait, Sidney Lanier à Beethoven. Il est quand même un grand virtuose, et les chercheurs de nouveauté qui se sont évertués après lui à susciter des émotions musicales doivent reconnaître la supériorité de celui qui fut par profession le plus étonnant joueur de flûte de son époque. Ses poèmes sont naturellement saturés de mélodie ; voilà ce qui le distingue de tels de ses confrères qui essayent à grand effort d’introduire, dans la poésie les procédés de la musique. Et il ne faut pas croire que Lanier s’en soit tenu au genre descriptif. Il sait tourner un sonnet :


L’OISEAU MOQUEUR

Superbe et seul sur le panache feuillu — Qui s’élève au-dessus de la masse des branches, — Il résumait les bois en chansons, — Imitant le cri de veille des faucons affamés, le mélancolique appel — Des colombes languissantes quand s’attardent leurs amans — Et tous ces jeux de la passion ailée qui jaillissent, tels qu’une rosée — A l’aurore, dans les bocages et les taillis. — Tout ce que faisaient ou rêvaient les oiseaux, cet oiseau le répétait, — Puis filant comme un trait vers le sol, il s’élance — Sur l’herbe, saisit une sauterelle, en fait une chanson — A mi-vol, regagne son perchoir, — Se rengorge et revient à son art. — Douce science, explique-moi cette énigme : — Comment la mort d’un stupide insecte peut-elle être — La vie de ce coquet Shakspeare là-haut, — Sur l’arbre ?


Comme les bois de chênes verts et les marais du Sud, l’oiseau moqueur, ce rossignol d’Amérique, était pour moi une nouvelle connaissance. Je confondis dans mes étonnemens et mes admirations le poète et la nature enchantée qu’il peignait, je m’enfonçai avec délices dans les broussailles emmêlées et fleuries, dans les brumes étincelantes du rêve poétique et du paysage réel, au point de ne plus bien distinguer l’un de l’autre. Revenue en France, je parlai à ceux de ses frères, les symbolistes que je pouvais connaître, de ma rapide et très incomplète découverte, espérant exciter leur sympathie et leur curiosité, car il me semblait qu’un poète seul pouvait dignement parler au monde de Sidney Lanier. Mais une parfaite indifférence accueillit la nouvelle. Alors, voyant que personne ne s’occupait du chantre des marais, je me dévouai faute de mieux ; j’allai le chercher moi-même et l’étudier de près à Baltimore, en m’aidant de la lumière jetée sur son œuvre et sur sa vie