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par le sort, ne peut même dormir dans le calme son dernier sommeil. Lanier, mieux partagé, repose sous les ombrages du cimetière de Greenmount, où les amis les plus chers qu’il eut à Baltimore, M. et Mme Lawrence Turnbull, lui ont fait place dans leur caveau de famille. Comme me le dit d’une façon touchante Mme Turnbull elle-même : — « Ils sont là côte à côte, notre ami le poète, qui a laissé au monde ses belles pensées, et notre petit enfant, grâce à qui les pensées d’autres poètes sont répandues dans un cercle où sans doute il eût exercé une noble influence si la mort l’eût épargné. » C’est en effet au nom du petit Bercy Turnbull qu’a été faite cette donation qui chaque année amène, pour traiter de la poésie, un nouveau conférencier choisi parmi les plus célèbres, à l’université Johns Hopkins. Or, prononcer l’éloge de la poésie, c’est encore indirectement parler de Sidney Lanier ; quoi que l’on puisse penser de son œuvre, il fut par excellence le poète, dans l’acception surhumaine de ce titre idéal, non pas seulement un savant ciseleur de rimes, mais un être d’exception, pénétré de « la sainteté du beau » et capable de réaliser ce qu’il souhaite dans sa pièce de Life and Song, « que la vie tout entière ne soit qu’un instrument de musique où le cœur bat dans le roseau, vibrant de joie, chantant ses peines, s’exprimant dans les moindres actes, de sorte que la foule puisse dire : Pour lui, chanter c’est vivre tout haut ; travailler, c’est chanter de ses mains. » — Et jamais chant plus noble que la vie de Lanier ne s’éleva sous le ciel ; elle montre, exemple rare aujourd’hui, le combat d’une volonté invincible, souveraine, sûre d’elle-même, contre tous les obstacles réunis, la misère, la maladie, la mort, tenues en échec par une puissance supérieure qui ne désarma que quand Dieu le voulut.


Mon âme est comme la rame qui par momens — Lutte et succombe sous la vague, — Puis brille de nouveau et balaye la mer. — A chaque seconde je renais d’une nouvelle tombe.


Et maintenant, après tant d’efforts, il dort, accueilli par l’amitié, sous un tertre vert, sans monument d’aucune sorte, dans le même champ où blanchissent les os de la beauté ambitieuse qui fut Elizabeth Patterson Bonaparte et du citoyen généreux, bienfaiteur de sa ville, qui par la fondation d’une grande université immortalisa le nom de Johns Hopkins.

Rien ne reste à dire sur le mauvais génie dégradé, orageux,