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CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.


Les événemens marchent si vite qu’on paraît quelquefois très en retard en les reprenant où on les a laissés, c’est-à-dire à quinze jours en arrière. L’impression, mêlée d’ironie, causée par les discours de Kiel est déjà presque oubliée. Sous cette rhétorique démodée, on a commencé à apercevoir des choses sérieuses. Si on jugeait l’empereur Guillaume d’après ses manifestations oratoires, on ne porterait peut-être pas sur lui un jugement exact. Il parle comme un chevalier de la Table Ronde, ce qui étonne et détonne en cette fin du XIXe siècle ; mais il agit en homme très moderne, s’inspirant des intérêts du jour, les comprenant fort bien, s’y adaptant avec adresse, sachant les servir et s’en servir. L’histoire a présenté peu de personnages aussi complexes, et plus difficiles à définir. Il y a en lui un amalgame où l’on retrouve quelque chose de tous ses ancêtres, et de chacun d’eux en particulier, depuis le mystique aux effusions équivoques, jusqu’au plus sensé et au plus pratique de ces souverains qui ont placé au-dessus de tout l’intérêt de l’État, et qui se sont rarement trompés en le prenant pour boussole. Ces facultés, chez l’empereur Guillaume, sont poussées jusqu’à une certaine exaltation, qui n’en a pas dérangé l’équilibre. Quelque abondant qu’il soit en manifestations extérieures, sa psychologie intime échappe néanmoins à l’analyse. Il est intéressant et déconcertant. Il condamne ceux qui l’observent à l’expectative. On ne sait pas encore ce qu’il faudra finalement penser de lui. Et cela dépendra sans doute de ces mille circonstances qui échappent aux prévisions humaines, qui consacrent ou déjouent les calculs les mieux établis, qui justifient une politique ou la condamnent, et introduisent dans l’histoire une si grande proportion de contingent.

Il n’a manqué aux discours de Kiel que la musique de Wagner. Les deux interlocuteurs, l’empereur Guillaume et le prince Henri de Prusse, ressemblent à des chevaliers du Saint-Graal. Lorsqu’on les entend, la surprise est telle qu’elle n’augmenterait pas sensiblement si