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avec un poète grec, les deux meilleurs momens de la femme, Thaïs en eut une au moins, l’heure de la mort, qui ne fut ni sans grâce, ni sans mélancolique poésie. Quant à Manon, le chef-d’œuvre, — avec une bonne moitié de Werther, — du théâtre de M. Massenet, c’est elle surtout qui nous promettait un autre chef-d’œuvre, différent mais égal, et qui nous répondait de Sapho.

Sapho devait être une Manon moderne, le drame lyrique, non plus de la liaison, mais d’un nouvel état, qu’un nouveau mot désigne, ayant comme le mot lui-même, quelque chose de plus vulgaire, de plus âpre et de plus bas. Ce caractère aigu de nouveauté, de vérité contemporaine et présente, la musique était tenue de le marquer avec force. Elle s’est contentée de l’indiquer en quelques touches ingénieuses et spirituelles, mais trop rares et trop légères. A quoi se trahit dans Sapho la modernité du sujet et de l’héroïne ? Quelles scènes ont vraiment la couleur de notre époque ? Quels accens, quels cris en rendent le son ? Le premier acte, très court, très brillant, ne manque pas d’un certain réalisme. Pour exprimer la cohue et le débraillé d’une fête de nuit chez un artiste, M. Massenet a trouvé des refrains ou des « scies » d’atelier, des motifs de chorégraphie plaisamment ignobles. J’aime la valse pour sa mollesse traînante, et, pour sa canaillerie enragée, le galop des « faux tziganes ». Cette introduction, n’étant que l’esquisse du monde ou du « milieu » qu’il fallait peindre, en est du moins une esquisse assez ressemblante, pleine de vie et de vivacité.

Quant à l’héroïne elle-même, on aurait souhaité que la musique fit voir, ou entendre, avec plus d’énergie et de violence, plus de persistance aussi, que Sapho n’est pas, comme Manon, la grisette du siècle dernier, ni la courtisane de 1840, comme la Traviata, mais la fille, celle de notre fin de siècle, de notre ville, de nos rues et de nos trottoirs. Voilà le trait qu’il fallait pousser et qu’on a indiqué seulement. Indications d’ailleurs aussi justes qu’ingénieuses, détails et nuances qu’il y a plaisir à surprendre et plaisir à signaler. Par exemple, ce n’est pas sans dessein que M. Massenet a fait décousue, allant d’un récitatif indolent à des refrains de Provence, d’une cantilène ardemment amoureuse à une chanson de café-concert, la scène principale du second acte, celle de l’entrée en ménage. Et de ce ménage justement, de cette vie faussement et bassement conjugale qui commence et qui deviendra ce que vous savez, rien ne pouvait mieux exprimer l’idéal particulier, que cette romance à la fois sentimentale et vulgaire, à l’allure traînante, aux désinences veules, digne d’avoir pour auteur M. Paul Delmet et Mlle Guilbert pour interprète. A la bonne heure,