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puis devant Sachs et Éva, enfin devant Sachs, Éva et tout Nuremberg. Sans compter qu’ailleurs, partout ailleurs, à propos de tout et de rien, le motif est annoncé, rappelé, ressassé. Il s’insinue et circule à travers la partition entière. Il l’embaume, dit-on, et l’anime. Il en est le parfum, le souffle et le fluide de vie… à moins qu’il n’en soit le fluide à la longue mortel, qui vous pénètre, vous enivre, et finit par vous asphyxier.

Oui, ce jeu du leitmotiv peut devenir une torture. Dès le début des Maîtres Chanteurs — je prends un exemple entre mille — pendant les silences du choral et la furtive pantomime de Walther et d’Éva, quel est ce motif d’orchestre, qui cherche, désire et prie ? C’est un fragment emprunté d’avance au Preislied futur. Plus loin, ce peu de notes appartiennent au chant d’épreuve (Lenz und Liebemotiv). Et sans doute on ne le sait pas encore, et même on ne peut le savoir. Il faut pourtant qu’on le sache, sous peine de ne pas jouir de ces quelques mesures, surtout de ne les pas comprendre, et de n’y point trouver ce qu’elles contiennent en effet : une première esquisse et comme un crayon du personnage de Walther, de son génie et de son amour. Dès lors une inquiétude nous prend, qui ne nous quittera plus : une fièvre, une folie de ne rien laisser inexpliqué, de ne rien méconnaître, de tout classer, distinguer, distribuer, et de coller chaque motif, comme une étiquette, sur chaque figure, chaque objet et chaque sentiment. La clef merveilleuse une fois entre nos mains, l’impérieux besoin nous tourmente de l’essayer à toutes les portes, fût-ce à des portes dérobées ou bâtardes. Partout nous en soupçonnons de secrètes. L’esprit se fatigue, s’épuise à chercher perpétuellement, à supposer même entre les motifs, sous-motifs ou contre-motifs, les rapports essentiels ou secondaires qui sont les lois de ce système logique et de ce mécanisme rigoureux, et la raison finit par tomber dans le doute ou le désespoir dont parle Bossuet : « Si elle se contente de suivre ses sens, elle n’aperçoit que l’écorce ; si elle s’engage plus avant, sa propre subtilité la confond. »

Enfin il est un don que nous pourrions attendre, exiger même des Maîtres Chanteurs, comédie musicale : c’est la joie. Aucun ne nous est plus durement refusé. Erlösung, rédemption ou délivrance ! À ce beau mot, devise ou programme de son génie, il arrive parfois que Wagner soit infidèle. L’art dans les Maîtres Chanteurs, n’est pas l’art qui libère, mais l’art qui opprime et qui tyrannise. Entre le monde et nous, il ne résout pas ces différends dont parlait un jour un romancier qui est un philosophe et un artiste qui est un sage[1]. Cet art imite, au lieu de

  1. M. Victor Cherbuliez : l’Art et la Nature.