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sorte que cet orgueil demeurera en lui, intact et non combattu, et corrompra et rendra vaine son expiation théâtrale et mal informée.

Nous le retrouvons douze ou quinze ans après. Il a tenu son serment. Il consacre tous ses revenus et son activité entière à l’organisation de cercles d’ouvriers et de sociétés de secours, et va prêchant partout le socialisme chrétien, ou, plus exactement, la solution de toutes les questions économiques par l’Évangile. Dans le fond, son idéal de charité reste aristocratique et seigneurial : c’est la création de grandes familles d’ouvriers analogues aux anciennes corporations, les classes dirigeantes étant investies d’une sorte de paternité, et les ouvriers ayant pour elles, en retour, des sentimens filiaux. Le riche doit au pauvre aide et protection ; mais il est « privilégié par la volonté divine », et Jean s’en accommode. — Jean est illustre par ses œuvres et par son éloquence, dont il se grise tout le premier. Il a des satisfactions d’artiste, presque de comédien, et s’y complaît. Il goûte ce plaisir très particulier, très entêtant, de tenir des propos révolutionnaires sous couleur d’évangile, d’invectiver et de maudire en toute tranquillité de conscience, de souffler la révolte en ayant l’air de n’appeler que le règne de Dieu : pieux démagogue rassuré par des textes sacrés sur la qualité de ses voluptés oratoires… Et toutefois il n’est pas heureux. Il n’arrive pas à être parfaitement content de lui. Il soupçonne un mensonge dans son cas, et que la vraie et simple charité lui manque, et qu’il n’a rien du tout d’un saint Vincent de Paul. Certes il joue consciencieusement son rôle ; mais il sent que c’est un rôle, et qui lui est, vraiment, par trop avantageux. Enfin, il est fort troublé.

Les rudes et fiers discours de son beau-frère Georges Boussard achèvent son désarroi moral. Boussard est fort intelligent et tout plein d’idées ; c’est le type, embelli peut-être, du « féodal » moderne, qui est le grand financier ou le grand industriel. Il met du premier coup le doigt sur la plaie du faux apôtre. « Votre dévouement, lui dit-il à peu près, vous a valu, à vous, plus de gloire et de jouissances d’orgueil qu’elle n’a apporté de soulagement et de lumière à vos cliens. Vous avez grandi par eux, sinon à leurs dépens. Car qui aide les autres s’élève par-là même au-dessus d’eux… Au fond, vous êtes un égoïste. Moi aussi, d’ailleurs. Mais il y a des égoïsmes stériles et il y en a de féconds. Je travaille, je fonde, je transforme tout un pays. Et, tandis que je ne songe qu’à être puissant et riche, je fais vivre des milliers d’hommes, ce que vos phrases ni même vos aumônes ne feront jamais. Rien qu’en développant ma force, je crée et j’entretiens la vie autour