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histoire de la politique rétrospective, et trouvent plus expédient, plus flatteur, plus facile surtout, d’imaginer de toutes pièces le passé que de le ressusciter de la poussière des documens et de l’expliquer par les idées des contemporains, ont ramené le 18 brumaire aux seules machinations d’un ambitieux. Ils ont pris l’effet pour la cause. La journée ne s’explique que par la conviction où était tout le monde, y compris Bonaparte, qu’en prenant le gouvernement il assurait la République et garantissait la Révolution. Jamais mieux qu’en cette journée qui fit d’un homme le maître de l’Etat, on ne vit à quel point la Révolution continuait de mener les hommes, loin d’être menée par eux. Jamais coup d’Etat plus mal conçu ne fut plus mal conduit. Toutes les conjectures y furent démenties, toutes les prévisions renversées ; les moyens manquèrent, les hommes, sauf Lucien, furent au-dessous de leur lâche ; tout l’imprévu, tout le hasard des choses humaines, toutes les petites causes inopinées tournèrent contre le dessein et contre les auteurs. La machine se détraqua vingt fois et cependant l’événement s’accomplit. Ce n’est pas parce que deux tambours et quelques grenadiers pénétrèrent dans l’Orangerie de Saint-Cloud que le Directoire croula. La cause, ce fut l’état général des esprits : il fit que les officiers osèrent commander la charge, que les tambours osèrent battre, que les soldats osèrent marcher, et que les députés, en fuite, se dispersèrent dans le silence, l’isolement, la nuit. Ce qui emporta tout, ce fut l’allure générale : la constitution atteinte mortellement en fructidor, le Directoire honni, Bonaparte populaire.

Cette journée continua donc la Révolution[1] ; elle ne l’acheva pas, comme les contemporains en eurent l’illusion. Elle ne la rompit pas davantage, comme la plupart des historiens l’ont prétendu. Et la démonstration se lit quatorze ans après, lorsque Bonaparte, précipitant par son génie hyperbolique, et poussant aux extrêmes, les causes qui l’avaient porté en brumaire : l’ordre et la paix glorieuse ; transformant l’ordre en despotisme, la gloire en suprématie universelle ; désespérant la soumission après avoir comblé les espérances, tomba dans la même impopularité, la même haine où avait sombré le Directoire. On vit alors les

  1. Quinet, La Révolution, I. XXIII, ch. I. — « Quand on interrompt l’histoire de la Révolution française avant la chute du Directoire, les événemens restent tronqués ; la plus grande partie du sens nous échappe. Ce n’est qu’en arrivant au coup d’État du 18 brumaire que vous voyez les causes produire leurs effets et les énigmes s’expliquer. La période est alors achevée. »