Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

matin. A deux heures, on battit aux champs. Les trois consuls parurent devant cette cinquantaine d’usurpateurs qui s’intitulaient impudemment le Conseil des Cinq cents ! et ils prêtèrent, entre les mains de Lucien, serment de fidélité inviolable a la République française, une et indivisible, à l’égalité, à la liberté et au régime représentatif. Puis, Lucien entonna l’épithalame triomphal du nouveau régime : « Si la liberté naquit dans le Jeu de paume de Versailles, elle fut consolidée dans l’Orangerie de Saint-Cloud ! » Sur cette antithèse impertinente, l’assemblée se sépara, et les consuls passèrent aux Anciens, où la cérémonie se répéta. Bonaparte revint à Paris, en voiture, avec Sieyès et Lucien. Il dicta, en hâte, une proclamation : les poignards métaphoriques des Cinq cents, les dangers courus par sa personne, y occupaient la plus grande place ; Fouché en composa une autre ; Lucien rédigea pour les Cinq cents un procès-verbal, où il rétablit les formes, à défaut de la légalité. Les « faiseurs » qualifiés, Rœderer et ses collaborateurs, remirent sur pied le compte rendu des séances, pour les journaux du matin ; ils donnèrent à ces scènes confuses une apparence d’ordre et de suite ; ils s’efforcèrent de recoudre les phrases incohérentes de Bonaparte, et d’en tirer un discours lisible et intelligible.

La mise en scène et le texte de la pièce ainsi disposés pour le public et pour la postérité, Bonaparte, les nerfs apaisés, redevenu maître de lui-même et se sentant, pour un temps indéfini, maître des choses, dit à ses associés : « Nous avons détruit, il nous faut maintenant reconstruire, et solidement. » C’était son affaire et il s’y mit dès le lendemain. « Français, dit-il dans une proclamation datée du 12 novembre, la République, raffermie et replacée dans l’Europe au rang qu’elle n’aurait jamais dû perdre, verra se réaliser toutes les espérances des citoyens et accomplira ses glorieuses destinées. » Il le dit, il le pensait, tous les acteurs de la journée en étaient pénétrés, et la France le crut avec eux. « La merveille, dit Quinet, fut la complicité de tous à s’aveugler. »

Quand on lut les journaux, on s’étonna du peu de part que Bonaparte avait eu dans l’événement. L’événement n’en parut que plus inévitable et l’homme plus nécessaire. Dans la suite, jugeant la journée sur ses conséquences, que personne alors ne désirait ni ne prévoyait, on a tenté de la détacher de l’histoire de la Révolution. Ceux qui, par intérêt de parti, par passion, font en