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trouvé un vrai Brutus, la scène tournait au tragique. La seule poussée de leurs corps eût étouffé ce jeune homme grêle, suffoquant déjà. Mais le Brutus ne se révéla point. Ils hésitent, non par respect du droit, car, en criant : « Hors la loi ! » ils crient : « Sus à Bonaparte ! » et dévouent sa tête au premier exécuteur venu. Mais ils n’éprouvent pas cette pression souveraine, cette certitude d’être tués, s’ils ne tuent pas, qui a donné aux Conventionnels, en thermidor, le courage de renverser Robespierre. D’ailleurs, même en thermidor, les députés n’ont fait que proscrire, comme ils avaient fait en juin 1793. Il a fallu la force armée pour exécuter le décret. Ici les soldats sont rebelles, hostiles : les officiers voient le péril de leur chef. Ils font une percée dans la foule des députés, et tandis que les curieux qui s’étaient procuré l’entrée dans la salle, sautent effarés par les fenêtres, Gardanne saisit le général à bras-le-corps et l’emporte dans la cour.

Les Cinq cents reprennent leur délibération, en tumulte. Tous crient : « Hors la loi, Bonaparte et ses complices ! » Ce terrible cri conserve encore quelque chose de son horreur sacrée. Lucien refuse de mettre aux voix la motion. Les députés, furieux, envahissent le bureau : — « Marche donc, président ! Mets aux voix ! » Lucien, pour gagner quelques minutes, prend le parti de quitter la présidence, qu’il remet à Chazal. Il essaie de monter à la tribune : « Hors la loi ! hors la loi ! » Il trouve moyen de glisser ces mots au général Frégeville, inspecteur de la salle : « Avant dix minutes, il faut interrompre la séance, ou je ne réponds de rien. » Frégeville sort, inaperçu. Ces dix minutes, les députés vont les procurer, et au-delà. C’est qu’au lieu de prendre des mesures, chacun cherche son personnage, son rôle dans la journée, son épisode, sa citation au compte rendu.

On oppose les motions les unes aux autres. On réclame des priorités. On se dispute la tribune. — « Vous voulez nous faire perdre du temps, s’écrie un vieux jacobin. Aux voix la motion de hors la loi ! » Il faut un sabre, des troupes. On cherche des généraux, un homme capable d’entraîner les soldats. On fait appeler Bernadotte ; on parle de requérir 6 000 hommes, de retourner à Paris… Lucien est parvenu à gagner la tribune ; il propose qu’on entende son frère. On refuse. Alors Lucien, qui se montra, en cet instant, grand acteur politique, fait un geste théâtral : — « Il n’y a plus de liberté ! En signe de deuil public, votre président dépose les marques de sa magistrature. » Mais