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dirai tout », répète-t-il ; et il ne dit rien ; il ne sait parler que de lui-même, du pouvoir qu’on doit lui donner, pour le salut de l’Etat. Alors, décontenancé, il menace : si quelque orateur, payé par l’étranger, propose de le mettre hors la loi, il fera appel à ses soldats et ils marcheront. « Souvenez-vous, dit-il, que je suis accompagné du dieu de la guerre et du dieu de la fortune… Qui m’aime me suive ! »

Cette harangue incohérente, ce mélange de protestations et de menaces, déroutent les Anciens. Ils ne demandaient, au fond, qu’à se faire forcer la main. Mais il semble que Bonaparte hésite à passer le Rubicon. Pour ces hommes habitués à tout juger sur la parole, à n’agir que par la parole, ce discours est une déception. L’orateur manquant, l’homme d’État s’évanouit, et le soldat même s’efface. Cependant les acclamations des troupes qui saluent Bonaparte à sa sortie leur donnent à penser ; et, confusément, sans entrain, mécontens d’eux-mêmes, avec l’espérance vague qu’en gagnant du temps, ils se tireront d’affaire par un ajournement, ils se remettent à délibérer.

Les hésitations des Anciens, l’échec de Bonaparte, enhardissent les Cinq cents. Ils entendent les soldats crier ; mais ils voient que ces soldats ne bougent point. Bonaparte trouve dans la cour Arnault qui vient de la part de Talleyrand et de Fouché : « Brusquez les choses ! » lui dit Arnault. Mais Bonaparte espère encore forcer, par son seul prestige, les députés à capituler. Il ne les connaît pas, et ne se rend point compte à quel point, à leurs yeux, depuis quelques minutes, son prestige s’est dissipé. Les Cinq cents attendaient un message des Anciens, des éclaircissemens sur le complot. La porte s’ouvre ; l’orateur qui parlait s’arrête, toutes les têtes se tournent vers l’arrivant. Ce n’est pas le messager d’Etat ; c’est Bonaparte, avec des officiers et quatre grenadiers. Cette escorte s’arrête sur le seuil. Bonaparte veut s’avancer entre les bancs, le chapeau à la main. Tous les députés se dressent, vocifèrent, menaçans, la main levée ; ils se précipitent sur lui, escaladant, renversant les banquettes et les chaises, se bousculant les uns les autres. Les cris de « Hors la loi ! » éclatent de toutes parts. « A bas le tyran ! Tue ! tue ! » — « Est-ce donc pour cela que tu as vaincu ? » lui crie Destrem. Affreusement pâle, Bonaparte demeure muet, glacé, inerte. Au lieu où il est, il sent que, par lui-même, il ne peut rien. Il n’est qu’un homme au milieu d’une foule hostile d’hommes. Si parmi ces députés il s’était