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l’on « fructidorisât », grâce au calme de Paris, les députés les plus ardens ; Bonaparte s’obstina à refuser. Il tenait à garder, dans l’intérêt de son futur gouvernement, les dehors de la légalité, et se croyait assez fort pour tuer juridiquement la constitution directoriale.


V

Le 19 brumaire-10 novembre, le temps promettant d’être beau, les gazettes ayant annoncé pour l’après-midi, entre midi et deux heures, la déroute du Directoire et la fin de la Révolution, tous les vrais Parisiens se piquèrent d’assister à ce spectacle. On vit donc s’acheminer vers Saint-Cloud non seulement les députés et leurs cliens, mais les journalistes, les observateurs, les correspondans et espions de l’étranger, les militaires en quête de grades, les civils en quête d’emplois, et, comme on disait alors, les « amateurs » de tout genre. Tous d’ailleurs bavards, informés, curieux et de belle humeur ; telle était leur confiance dans le succès du coup d’Etat, l’habileté de Sieyès, l’énergie de Bonaparte. La route était gardée par les cavaliers de Murat, le palais investi par les fantassins de Sérurier : les députés seraient conduits dans une « souricière » et l’on aurait le divertissement de les y voir se débattre. Talleyrand et Rœderer se mirent en voiture avec un remarquable état-major de drôles à tout faire, à tout dire, les plus aimables compagnons du monde, en route et à table : Sainte-Foy, Roux de Laborie, Desrenaudes, qui faisait le républicain, et Montrond tenant à voir de près l’enlèvement de « l’indivisible citoyenne » qui avait failli le priver de sa tête. Avec eux, un fournisseur militaire, Collot, qui avait mis cinq cents louis dans ses poches, à tout événement. Sieyès, moins rassuré que le public, avait commandé de tenir une berline attelée, tout le jour, sur les confins du parc, ne se fiant point, pour le cas où il devrait battre en retraite, à son récent apprentissage de cavalier.

Bonaparte partageait la confiance générale et s’imaginait que la journée de Saint-Cloud serait la répétition de celle des Tuileries. « S’ils ne sont pas entraînés par la force des choses, dit-il à Lecoulleux, en parlant des députés, s’ils ne sont pas subjugués par l’ascendant de cet événement dont la toute-puissance est dans l’opinion, alors nous leur ferons sentir leur faiblesse. » Il