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et l’Europe coalisée l’admit parmi les rois, après qu’il eut marché contre la France ; Moreau, le seul qui mourut sans titre, mourut d’un boulet français dans le camp ennemi, où Louis XVIII l’eût pris, vraisemblablement, pour le faire duc et pair, comme les autres, mais d’une promotion différente.

Au Luxembourg, Gohier, réveillé par la nouvelle de l’événement, convoqua le Directoire ; il se rendait à la salle des séances quand il reçut un message du Conseil des Anciens l’invitant à venir délibérer sur les dangers de la patrie. Il apprit alors que Sieyès et Roger Ducos étaient déjà partis pour le palais législatif. Il alla quérir Moulin et fit chercher Barras. Ce Directeur qui jusqu’au dernier moment avait espéré qu’on le mettrait dans l’affaire, par-là de monter à cheval ; il fit en effet chercher des chevaux et des uniformes militaires. Il pria ses collègues de l’attendre, puis il envoya aux Tuileries son officieux, Bottot, à la découverte, à la quête aussi d’un rôle, au moins d’une sauvegarde. On s’occupait de la lui préparer. Rœderer s’était rendu à six heures du matin, chez Talleyrand, et pendant que Talleyrand s’habillait, Rœderer, moitié causant, moitié sous la dictée, écrivit le brouillon de la démission de Barras. Bruix qui se trouvait là se chargea de la lui porter. Barras lut la lettre qui était d’une belle platitude : « La gloire qui accompagna le retour du guerrier illustre à qui j’ai eu le bonheur d’ouvrir le chemin de la gloire… » Il y avait, tout donne lieu de le croire, une contre-lettre, qui était une lettre de change. Barras signa la première et empocha l’autre sans difficultés, puis il partit, sous escorte, pour sa terre de Grosbois. La carrière des aventures était finie pour lui. Gohier et Moulin, en tête à tête, attendaient toujours. Ils envoyèrent des ordres à Lefebvre, qui leur répondit de s’adresser à Bonaparte. Ils se décidèrent alors à se rendre aux Tuileries.

Bonaparte y était déjà maître. Arrivé, au milieu des acclamations des troupes massées dans le jardin, il parut à la barre du Conseil avec son formidable état-major. À ces cris du dehors, à l’apparition de ces militaires chamarrés, allègres, fiers, menaçans, les Anciens comprirent, mais trop tard, qu’ils avaient fait une révolution alors qu’ils ne voulaient faire qu’un coup d’Etat, un autre Prairial, tout au plus un Fructidor. Ils avaient appelé ces militaires comme jadis les meneurs jacobins, à la Convention, appelaient les sections de Paris à défiler devant l’Assemblée. Les sections s’arrêtaient devant la tribune, notifiaient les ordres du