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marcher avec Sieyès. Sieyès voyait sa réforme se dénaturer à mesure qu’approchait le moment de l’accomplir ; mais il était trop engagé, trop entêté de son génie pour reculer. Bonaparte avait besoin, pour s’emparer de l’Etat, de tenir le commandement de Paris : il lui fallait une conjuration parlementaire, toute une procédure subtile et compliquée, car les Conseils ne pouvaient être anéantis que par eux-mêmes et il importait, bon gré mal gré, qu’ils fussent complices dans le complot tramé contre eux. Sieyès était seul assez délié, assez insidieux aussi, pour mener Bonaparte à travers ce défilé. Talleyrand se chargea de les rapprocher. Ils traitèrent comme font des États étrangers qui s’allient contre un adversaire commun, s’accordant sur une équivoque et se réservant de se duper l’un l’autre dans l’action, de s’expulser l’un l’autre après la victoire. Le pacte fut scellé le 30 octobre. « Ce que je crois impossible, écrivait Rœderer, c’est que la révolution ne se fasse pas, car elle est aux trois quarts faite. » « Nous avions, a-t-il écrit, plus tard, le sentiment d’avoir la France entière avec nous. » Mais il fallait se hâter.

Tout le monde parlait de la conjuration ; presque tout le monde voulait en être et prétendait en être. Les Directeurs pouvaient cependant, un jour, cesser de se boucher les oreilles et de se fermer les yeux. Barras, encore que méprisable comme allié, n’était point négligeable comme ennemi. Enfin, ce qui était plus grave, il se formait, aux Cinq cents, une majorité pour abroger les lois désastreuses, voter des réformes nécessaires, et par suite supprimer les prétextes du coup d’Etat. Le 31 octobre, ce Conseil se prononça, en principe, pour le rappel de la loi sur l’emprunt forcé et progressif.

Sieyès s’assura, au Conseil des Anciens, les inspecteurs de la salle, qui avaient la garde de l’Assemblée. Aux Cinq cents, Lucien se fît élire président et fit nommer quatre inspecteurs de la salle à sa discrétion. Quant au péril public qui motiverait la translation des Conseils hors Paris, Sieyès ne se mit pas en frais d’invention : la vieille machine jacobine, le complot liberticide qui avait tour à tour élevé et renversé Robespierre, y devait suffire : il n’avait jamais manqué son effet.

Les journées du 16 et du 17 brumaire furent employées aux derniers préparatifs. Bonaparte dicta ses proclamations, ses ordres du jour aux militaires. Sieyès rédigea les décrets, Regnault les affiches, Rœderer les articles pour les gazettes et Arnault, celui