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« la plaine ». Ils ont fait la révolution de 1789 contre les privilégiés, celle de 1794 contre les démagogues. Dans l’une et dans l’autre, ils cherchaient à prendre le gouvernement auquel ils se jugent, par grâce d’Etat, par éducation, prédestinés. Anciens parlementaires, avocats, légistes, commis des intendances et des grands ministères, publicistes ayant tâté du pouvoir, financiers, diplomates, épaves de la vieille société qui se reconstitue, fils d’émigrés qui désirent rentrer, recouvrer leurs biens et, dès qu’il y aura des places sûres, les occuper ; c’est la grande réserve des serviteurs de l’Etat, sous tous les régimes. Le fond de la Révolution leur échappe ; la poussée aveugle et profonde de la démocratie les déconcerte. Ils n’y comprennent rien. Ils n’aiment pas la République et n’y voient qu’un provisoire de mauvais aloi et de mauvaise compagnie. Ils craignent le retour des Bourbons, la restauration de l’ancien régime qui les éliminerait au profit des émigrés. Ce qu’ils voudraient, ce qu’ils préparent confusément, ce qu’ils ne cesseront d’espérer, c’est un chef — un prince s’il se peut — au-dessus de tous les partis, mais fait par eux, dépendant d’eux, ni trop grand, ni trop fort, ni trop populaire surtout pour leur échapper, et assez fin pour les servir en ayant l’air de les employer ; une constitution faite par eux, pour eux et qu’ils appliqueraient ; une liberté modérée, qu’ils ménageront au peuple ; de bonnes lois, de bonnes finances qu’ils lui feront. Pour ces politiques, la fin de la Révolution, la meilleure des républiques, que la plupart d’entre eux, les hommes d’affaires, disposent en travaillant pour le compte des gouvernemens, les plus divers, consulat, empire, restauration ; où ceux qui écrivent, les historiens, montreront le but poursuivi par la France depuis le moyen âge, c’est la monarchie de Juillet : les survivans de cette génération y entreront comme dans la terre promise.

Il fallait quelque argent ; Bonaparte n’eut qu’à ouvrir sa porte aux banquiers, Perregaux, Lecoulteux de Canteleu. Barras, flairant le coup d’Etat et ne voyant point venir d’émissaires, cherche à se mettre de la partie. Bonaparte le va voir. Barras le reçoit en homme de l’ancien monde, ci-devant comte et amant de Joséphine, ci-devant membre des Comités et protecteur de Bonaparte à l’armée d’Italie. Ce roué se conduisit en sot. Il insinua deux présidences : une civile qu’il exercerait, une militaire qu’il confierait à Bonaparte. Le général refusa de comprendre et sortit, décidé à