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de son choc formidable toutes les mesures des politiques. C’est la foule paysanne et bourgeoise, tout ce qui a besoin d’ordre, de sécurité, tout ce qui veut travailler, acquérir, conserver, tout ce qui par les biens nationaux, par les emprunts, par les emplois, vit de l’État et, en vivant, a besoin d’un État puissant, d’un État payant bien. Il a tous ces modérés, tous ces politiques, ce grand parti qui avait fait la force de Henri IV contre les Ligueurs et contre les Huguenots, celle de Richelieu et, toujours, après les grands troubles, a ramassé et reconstitué l’État. « Tous, dit un contemporain, Rœderer, qui mieux que personne a ressenti et traduit les impulsions de cette classe moyenne, tous étaient si fatigués des tentatives désastreuses, si consternés de leur impuissance, si effrayés du retour de la démagogie ; et tant de joie, d’admiration et d’amour s’épanouissaient dans tous les cœurs depuis le retour du héros, que, sans s’arrêter à l’idée de lui déférer l’autorité, tout le monde la lui reconnaissait, il l’avait réellement… » Il se faisait une « démission générale » en sa faveur.

C’était presque tout le monde ; ce n’était pas tout le monde. Bonaparte avait pour lui la Révolution anonyme ; il avait contre lui, en très grande partie, ce qui avait déployé un caractère, ce qui subsistait de pur dans la Révolution. Mais ces adversaires de Bonaparte se déchiraient entre eux depuis 1792 et continuaient de se haïr ; ils ne rêvaient que de s’expulser de la République ; nul d’entre eux, depuis 1789, n’avait jamais su résister à la poussée populaire ; ils n’avaient pu qu’en être écrasés ou s’en laisser porter. En premier lieu les jacobins : ils ont la majorité aux Cinq cents ; mais c’est une majorité récente, fort incertaine. Ils se réclament du salut public, mais l’opinion qui entrevoit un retour de la Terreur se détourne d’eux. Ils sont impopulaires, et leur impopularité, la crainte qu’ils inspirent, leurs menaçantes et troubles complicités avec les anarchistes, sont et seront une des principales forces de Bonaparte, un de ses plus puissans moyens d’action sur le public. Ajoutez quelques républicains, indéfiniment illusionnés, pour lesquels la Révolution a été une religion, et les crises, même la Terreur, des nécessités sacrées, comme des mystères du salut public ; mais ce sont des prophètes, quelque chose comme les protestans du midi, après la Révocation et les dragonnades. Ils entretiennent secrètement leur culte ; en ce moment, ils ne comptent pas. Le gros des anciens jacobins demeure peuple, et suit le peuple, pour le gouverner. Ils ont goûté