Page:Revue des Deux Mondes - 1898 - tome 145.djvu/156

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Louis XIV, concevait la royauté, et ils ajournent la paix universelle au jour où ils seront les maîtres de toutes choses. Cependant ils ne sont point monarchistes : une monarchie ramènerait des favoris, des privilégiés, des courtisans qui accapareraient les grades et les emplois. Ils reconnaissent la nécessité d’un chef, mais ils le veulent tiré de leurs rangs, élevé par eux, expression de leur force, garant de leur suprématie dans la république. En attendant, ils crient misère dès qu’ils cessent de se battre.


II

Sieyès cherchait l’homme. « Nous n’avons pas une épée. Que votre frère n’est-il ici ! » disait-il à Lucien, le plus remuant, le plus intelligent, le plus ambitieux des frères de Bonaparte, conspirateur dans l’âme, comédien et politique, républicain d’ailleurs en sa conception de démocratie autoritaire et qui, pour s’être poussé aussi vite dans les assemblées que son frère sur les champs de bataille, se croyait un Bonaparte supérieur, étant le Bonaparte civil : il rêvait pour lui-même une place dans le Consulat futur et travaillait pour son propre compte, fort peu empressé de voir revenir Napoléon[1]. Sur ces entrefaites on reçoit des nouvelles. Le 5 octobre, le jour même où l’on avait appris la retraite définitive des Russes, on lit aux Conseils un bulletin prestigieux de Bonaparte, où la retraite forcée de Jaffa s’efface devant l’éclat de la bataille d’Aboukir. Les députés, debout, écoutent et acclament ces phrases qui résonnent comme une ode triomphale, avec une musique d’opéra. Le 10, ils lisent cet autre bulletin, de la campagne de Syrie : « Le général Murat a pris possession de Saffet, l’ancienne Béthulie. Les habitans montrent l’endroit où Judith tua Holopherne. Le même jour, le général Junot prit possession de Nazareth…, le général Kléber se porta entre le Jourdain et l’ennemi, tourna le Mont-Thabor. »

Que sont auprès de ces aventures épiques qui réveillent les échos des Croisades, à côté de ces noms sacrés que tous les hommes, encore que devenus athées ou philosophes, ont balbutiés dans leur enfance ; que sont les noms rudes, âpres et ingrats des bourgades suisses où l’armée d’Helvétie a remporté ses obscures

  1. Sur le rôle des frères de Bonaparte en 1799, voir Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, I, Paris, 1807, ch. V : le Dix-huit Brumaire ; sur Joséphine : Napoléon et les femmes, Paris, 1894, p. 66 et suiv.