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blanc ; et ce qui, pour beaucoup d’hommes civilisés, est une toute petite partie du nécessaire, devenait, là-bas, comme le dessert de l’agonie. Si la requête des bras continue d’être fréquente et les prix de hausser, cette lugubre métaphore tombera dans une désuétude que nul cœur humain ne regrettera.

Ainsi, sous la double pression des crises économiques et de la logique de l’égoïsme, les exigences mêmes d’une certaine conception, étroite et inhumaine, du droit de propriété, ont diminué le nombre et dévié la nature des contrats qui reliaient le paysan au sol par des attaches honorables et qui rémunéraient son labeur par quelque usufruit ; et c’est grâce à ce phénomène que s’est d’autre part relevée la condition des journaliers, si affreuse encore il y a quinze ans, qu’il suffisait d’un tel spectacle pour troubler les jouissances archéologiques de François Lenormant et lui arracher des pages toutes brûlantes de colère. Les liens d’association se relâchent entre le capital et le travail sédentaire ; c’est le travail vagabond qui fait prime ; il est loué tant qu’on a besoin de ses services et se loue même de plus en plus cher ; et puis il redevient disponible, en quête de loueur. On pourrait, d’un seul mot, définir ces tendances nouvelles en disant que l’exploitation directe des terres par le régime du salariat se développe lentement, en Calabre, à côté des autres modes de culture, et déjà vise à s’y substituer.

Il serait possible, au terme de ce mouvement, que le tête-à-tête entre le capital et le travail, facilité jusqu’ici par la complexité du régime agraire et la docilité résignée des masses, devînt en Calabre non moins difficile et non moins épineux qu’ailleurs. Déjà certaines personnes d’expérience, opprimées d’une juste anxiété, observent que les journaliers, muets autrefois, accroissent leurs besoins et leurs désirs au fur et à mesure des satisfactions qu’ils obtiennent. Rien, à vrai dire, n’est plus naturel : sur cette sorte d’échelle où sont juchés les biens de la terre — proie toujours étalée, mais non toujours accessible — il faut que le travailleur atteigne un certain gradin pour songer à s’élever plus haut ; et l’on n’est capable de monter par soi-même que lorsque la poussée des circonstances donne un premier essor à l’ascension. C’est le cas pour les populations rurales de la Calabre. En dénonçant une coïncidence entre le bourdonnement de leurs plaintes et la hausse de leurs salaires, on croirait à tort réfuter ces plaintes ; bien plutôt, on justifie cette hausse.