Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/99

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Anglo-Saxons ou Latins, n’avons-nous pas tous, ou presque tous, en nous, chez nous, des échantillons de tous les vices ? Admettons aussi que nous en ayons tous de toutes les qualités, ou de toutes les vertus, et répétons avec le poète :


Humani generis mores tibi nosse volenti,
Sufficit una domus...


C’est en cheminant tout le long des trottoirs de la « Cinquième Avenue » que je fais ces réflexions, où je commence à craindre qu’il n’entre quelque dépit de n’avoir pas l’âme plus voyageuse, quand je m’avise tout à coup qu’elle est bien longue, cette avenue. Je remarque aussi que toutes les rues se coupent à angle droit, et que, si bigarrée que soit la foule qui les remplit de son agitation, si nombreux les cable cars qui les sillonnent, si divers et si luxueux les magasins qui les bordent, il ne laisse pas d’en résulter un peu de monotonie. Quelques hautes maisons viennent heureusement la rompre à point nommé, de très hautes maisons, de douze ou quatorze étages, des maisons cubiques, à toits plats, percées d’innombrables fenêtres, et des maisons de pierre, dont la blancheur crue égaie enfin ce décor jusqu’ici tout en briques. Je note donc soigneusement qu’à New-York il y a des maisons de quatorze étages ; et, faut-il le dire ? elles ne sont vraiment pas plus laides que si elles n’en avaient que cinq. Où donc en ai-je vu de moins belles encore, et de moins hautes, mais du même style, si c’en est un, ou du même goût, qui ne procédait pas tant de l’art de Bramante ou de Palladio que de la science de l’ingénieur Eiffel, et par hasard, ne serait-ce pas à Rome ? Ce qui m’étonne le plus, et de quoi j’ai peine à me rendre compte, c’est que, positivement, ces énormes maisons ne semblent pas enfoncées en terre ; on les dirait posées à ras du sol...

J’oblique à droite, et l’aspect des lieux a brusquement changé. Le plancher d’un chemin de fer aérien, que supportent d’énormes piliers de fonte, m’a enlevé mon soleil, et les trains qui se succèdent de minute en minute font un tapage assourdissant au-dessus de ma tête. Maintenant c’est de magasins populaires assez mal tenus, c’est de bars, c’est de « maisons d’huîtres », c’est de lieux de plaisir que les trottoirs sont bordés, et aussi de cireurs débottés. Des marchands ambulans, qui ont d’ailleurs l’air italien,

— et qui sans doute me reconnaissent, puisqu’ils m’interpellent en 

français, — m’offrent des bananes, des oranges, des pommes, du