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était « aussi brave, aussi patriote, aussi juste que le grand prototype, Washington ; aussi simple, aussi bon, aussi loyal que l’honnête homme idéal » ; et qu’il avait une foi dans le succès « comparable seulement à la foi du chrétien dans le Sauveur céleste. » Ses compatriotes l’ont aussi mis en parallèle avec Annibal, avec Frédéric le Grand, avec Napoléon.

Mais je crains que ce ne soit là l’effet d’un point de vue trop spécialement américain, d’ailleurs le plus respectable du monde ; et malgré tout le désir que j’en aurais, je ne puis me risquer à placer le général Grant « au premier rang des grands capitaines. « Dans ce que nous rapporte de lui son fidèle annaliste, je ne vois rien qui donne l’impression d’un capitaine de génie ; pas même sa taciturnité, ni sa frugalité, ni cette confiance dans le succès qui, cependant, était vraiment poussée chez lui à un degré extraordinaire. Et je ne vois rien, au contraire, qui ne donne l’impression d’un admirable soldat, très brave, très loyal, très épris de son devoir, et tel exactement qu’on pouvait désirer qu’il fût pour mener à bien une guerre comme celle-là. Ce n’est ni à Frédéric, ni à Napoléon, ni à Annibal que je serais tenté de le comparer, mais à ces généraux romains qui, sachant d’avance que la victoire leur était réservée, mettaient leur soin à l’attendre, à la préparer, à éviter tout ce qui pouvait la retarder ou la compromettre. Il avait un sang-froid imperturbable, une parfaite présence d’esprit, et la sollicitude d’un père de famille pour les hommes qui lui étaient confiés. L’ennemi lui-même le vénérait, tout en le redoutant ; et lui, il n’oubliait jamais que cet ennemi était son compatriote. Il donnait pour consigne à ses troupes de ne tuer que le moins possible. Faire des prisonniers, voilà ce qu’il aimait ; et rien n’égale l’indulgente bonté qu’il témoignait a ses prisonniers. On comprend que, — maintenant que, grâce à lui l’union est rétablie entre les États, — le Nord et le Midi s’accordent pour honorer sa mémoire. C’était, dans toute la force du mot, un bon citoyen, un de ceux dont l’Amérique a le plus de raison d’être fière. Et si même on ne partage pas l’enthousiasme de ses biographes pour l’originalité de son génie guerrier, on ne peut s’empêcher d’admirer l’homme qui a su laisser de lui, à ceux qui l’ont approché, un souvenir aussi vif et aussi profond.


T. DE WYZEWA.