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Mais cette notion même de la modernité dont on mène tant de fracas, que devient-elle, et ne la voit-on pas se dissoudre et s’évanouir si on ne lui donne celle du passé pour support ? Le moderne, ce n’est que la forme passagère et quasiment négligeable de ce qui dure et qui seul importe. Une société ne se suffit pas à elle-même et devient incompréhensible si on ne fait pas acception de celle qu’elle continue et dont elle conserve ou dont elle combat les idées ; le mot est d’Auguste Comte : « L’humanité à tous les momens de sa durée se compose de plus de morts que de vivans. » De cette solidarité entre les générations et de ce fait qu’il y a en nous, au fond de nous, quelque chose qui n’y est qu’à titre de dépôt et que nous devons donc respecter, découle toute la morale. C’est ainsi que de leur méconnaissance du passé procède — en partie du moins — la méconnaissance de la morale qui nous choque chez les romanciers naturalistes ; et par là s’explique aussi leur pessimisme inintelligent. Car la réalité aperçue dans une courte vision est à coup sûr hideuse. Si nous n’envisageons qu’un moment de la vie d’une société, nous y apercevons tant d’horreur et tant de honte que nous maudissons Dieu de nous avoir fait naître dans ce royaume pourri du Danemark. Il nous faut du temps pour nous rendre compte que les hommes, d’une époque à l’autre, se ressemblent beaucoup et que, sous toutes les latitudes comme à toutes les dates, on les trouve à peu près pareils. Cette révélation de la persistance du mal parmi les hommes est elle-même désolante et nous les fait d’abord prendre en haine. C’est le premier mouvement auquel cèdent les très jeunes gens. Ils s’irritent de ce qui les a blessés et ils ne savent que condamner. Laissez faire au temps. Ils vivront, ces justiciers, et rien n’aura changé autour d’eux, rien n’aura changé dans le monde et dans l’histoire du monde ; mais, un jour qu’ils regarderont en eux, ils s’étonneront de n’y plus trouver les colères d’antan. La sympathie les aura remplacées, une sympathie attristée pour cette humanité, qui d’un siècle à l’autre ne progresse guère et ne devient pas meilleure, mais qui souffre de l’inutilité de ses efforts vers le mieux.

Aujourd’hui l’école naturaliste a fait son temps et, puisqu’on y tient, elle a déposé son bilan. Il en reste un souvenir, et qui ne laisse pas d’être instructif : celui d’avoir vu ce que peut donner la littérature aux mains des illettrés. La réaction s’est faite contre elle dans tous les sens ; je remarque que l’idée du passé s’est trouvée du même coup réinstallée dans ses droits. Les poètes sont revenus, en assez médiocre équipage et vêtus d’habits démodés, comme il arrive au retour d’un