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toute sorte de sentimens dont à peine elles contenaient le germe ; comme les souvenirs de notre enfance ne nous paraissent à nous-mêmes si délicieux que du point de la vie où nous les apercevons. Entre l’histoire et la légende telle est justement la différence : l’histoire, par la précision de ses récits nous rend les événemens comme présens ; la légende leur conserve une apparence lointaine. Les religions ne contiennent pas nécessairement une conception de la vie future ; mais toutes elles baignent dans le passé ; de là vient que dans les plus grossières il réside un élément de poésie. Les siècles dont la pensée dédaigne de se tourner vers le passé n’ont pas de poètes : notre XVIIIe siècle en est un bel exemple. Chénier lui seul triomphe du voisinage de tant de prose ; mais c’est qu’il s’échappe vers la Grèce où, comme Ronsard, il a situé son rêve. Shakspeare fait traduire par le prince d’un fabuleux Danemark ses propres méditations sur l’énigme de la vie. Gœthe trouve dans les aventures du jeune Werther la matière d’un roman, et dans celles du docteur Faust l’étoffe d’un poème. Et les théoriciens de notre tragédie, comme ceux de la tragédie antique, savaient bien que pour donner un air de grandeur au crime, à la trahison, à l’adultère, à l’inceste, à ce qu’il y a dans nos passions de plus odieux et dans notre nature de plus ignoble, il suffit du recul prestigieux des siècles.

Le cas des poètes lyriques semble ici faire exception, puisque ceux-ci prennent en eux-mêmes le sujet de leurs chants. En fait ils se conforment à la même loi. Ce n’est pas au moment où ils les éprouvent que leurs émotions deviennent pour eux une matière d’art : il faut qu’ils en dégagent leur sensibilité enfoncée trop avant, qu’ils s’en détachent pour les dominer, et qu’enfin elles leur apparaissent comme choses que le souvenir leur a redues presque extérieures. Nous ne savons que nous désoler, pendant que nous souffrons. Hugo, frappé dans sa tendresse de père, « fut comme fou dans le premier moment. « C’est plus tard qu’il fit à sa morte le génial hommage des pièces des Contemplations. Pendant que nous aimons, nous ne savons que souffrir. C’est plus tard que se révèle à nous la beauté des souffrances passées. C’est quand la mort a mis entre eux un infini de distance que la femme du physicien Charles devient pour Lamartine l’Elvire immatérielle. C’est quand la rupture a fait une œuvre pareille à l’œuvre de la mort que la maîtresse à jamais partie devient pour Musset l’inspiratrice des Nuits. La Mort, voilà celle qui, par une vertu mystérieuse, agrandit, épure, ennoblit. Partout où son souffle a passé, les tares aussitôt disparaissent. Ce qui n’est plus s’embellit par cela même qu’il n’est plus. Des choses banales et vulgaires, parce qu’elles sont abolies, en reçoivent on ne sait quel