Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/848

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aujourd’hui les citadins les plus ignorans en fait de cheval et d’hippologie. Que de chemin parcouru, depuis le XVIIIe siècle et l’époque où les grands seigneurs anglomanes acclimataient, chez nous, les courses d’outre-Manche ! Je ne sais si les moralistes patriotes découvrent encore là une forme de la contagion sémitique ; mais, pour sembler aryenne et nous être venue des Anglais, la passion des courses n’en est ni plus morale ni moins dangereuse. C’est, en cette fin de siècle, la forme la plus populaire du jeu, et par là même peut-être, la plus démoralisante et la plus malsaine, car les bookmakers, les agences interlopes et le pari mutuel, l’ont mise à la portée des plus petits et des plus jeunes.

Et, ici encore, on est en face du jeu tout nu, ou à peine voilé d’une gaze transparente. Car je n’ai pas la naïveté de supposer que les amateurs populaires qui suivent Auteuil ou Longchamps se soucient beaucoup de l’amélioration de la race chevaline pour l’armée ou pour l’agriculture. L’amélioration du cheval et des races nationales par les haies ou les rivières du steeple chase ! Presque autant vaudrait croire à l’amélioration de la race bovine par les courses de taureaux ! Entre les deux, j’avoue que ma répugnance pour le sang et pour la mort donnée en divertissement me fait encore préférer nos courses de chevaux, quoique souvent mortelles et barbares, elles aussi, pour bêtes et gens. Elles n’en sont pas moins une école publique de démoralisation, sinon toujours de cruauté. Le turf, avec sa population bariolée de lourds éleveurs et de maigres jockeys, avec sa gouailleuse plèbe de piétons poudreux et sa douteuse aristocratie d’équipages de toute forme ; le pesage, avec sa banale promiscuité de sportsmen et de maquignons, de femmes du monde et de femmes du demi-monde, avec ses « tuyaux » et ses paris, sont devenus une sorte de Bourse, à la fois mondaine et populaire qui, en fait d’honnêteté, offre souvent moins de garanties que l’autre.

Les bookmakers ne valent pas le moins sûr des coulissiers, et les jockeys ou les propriétaires de chevaux n’ont pas toujours plus de scrupules que les lanceurs d’affaires. Mais quand tout s’y passerait selon les règles de la probité, entre hommes d’honneur, les paris sur les chevaux efflanqués ou sur les casaques multicolores des jockeys n’en seraient par moins un excitant malsain, pour la foule des petites gens, pour les collégiens, pour les jeunes apprentis, pour l’ouvrier, pour l’humble employé, qui s’y laissent tenter. C’est, pour nos grandes villes, l’équivalent de