Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/845

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


V

Devant de tels spectacles, il semble que le moraliste ne saurait être trop sévère pour notre temps. Comment ne pas nous persuader que nous assistons à la décadence de nos sociétés chrétiennes ? Ce serait peut-être, cependant, nous montrer injuste envers nos contemporains. Nous aurions beau amonceler toutes les vilenies de la politique et les turpitudes de la presse sur les ignominies de la finance, si haut et si fétide que fût l’amas de toutes ces hontes, cela ne prouverait point que notre époque soit plus cupide ou plus immorale que ses devancières.

Il y a toujours eu des coureurs de la fortune, des financiers sans scrupules, des politiques sans vergogne, des écrivains sans conscience. Le jeu et le vol, il nous faut bien le répéter, sont de tous les temps. Ce qui est nouveau, encore une fois, ce n’est pas le mal, c’est l’étendue du mal. Ce n’est ni l’agiotage, ni la spéculation, c’est le grand nombre des hommes de toute classe qui s’ingénient à prélever des bénéfices sur les affaires. On a joué, on a parié, on a filouté, à toutes les époques, longtemps avant la construction de la Bourse. Si les glaces des galeries de Versailles avaient conservé l’image des fêtes de la cour de Louis XIV, nous y verrions plus d’un courtisan tricher au jeu du roi ; et si les cabinets du Palais-Royal avaient gardé l’écho des soupers du Régent, nous y entendrions les roués et les favorites discuter les cours du Mississipi. La nouveauté, c’est que les vices des grands ont été mis à la portée des petits. En cela consiste, trop souvent, ce que nous appelons le progrès.

De nos jours, les grands seigneurs ne sont plus seuls à jouer, ni les financiers seuls à spéculer. Nos lois ont supprimé les maisons de jeu ; mais nous avons dix manières de jouer pour une. Le tapis vert est dressé pour tous. S’il n’y avait à spéculer ou à agioter que les financiers, nous pourrions nous estimer heureux et nous dire sages. Les ruines seraient moins nombreuses, et surtout nous n’aurions à déplorer que des ruines matérielles ; tandis que le pire fléau de ce temps, ce n’est ni le grand nombre des fripons, ni la fréquence des escroqueries, ni la multitude des victimes ; le grand mal, le mal que les patriotes ne sauraient trop déplorer, ce sont les ruines morales, c’est le goût du jeu et la contagion de l’agiotage qui gagne et contamine toutes les classes, jusqu’à devenir