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sans crédit ou sans fortune, des hommes n’ayant que des dettes, admis, par complaisance, à garantir pour des centaines de mille francs de titres, qu’ils seraient incapables de lever.

Le comble, le dernier mot de l’immoralité, c’est le syndicat de garantie qui ne garantit rien, et par suite ne risque rien. Tel le trop fameux syndicat du dernier emprunt de la Compagnie de Panama[1]. En fait, les parts de ce syndicat de Panama étaient des morceaux de gâteau qu’on distribuait, par tranches plus ou moins larges, à tous, députés, journalistes, spéculateurs, coulissiers, pour obtenir leur appui ou pour payer leur silence, car souvent, paraît-il, pour éviter l’accusation de corruption ou de vénalité, les courtiers de la Compagnie ne récompensaient qu’après coup, par une sorte de munificence gracieuse, les complaisances des politiciens ou des écrivains. On participait aux bénéfices du syndicat, sans même savoir qu’on en eût fait partie. Là, ni garantie, ni risque, ni dépôt d’argent. Celui-ci touchait pour avoir voté l’autorisation, celui-là pour avoir recommandé la souscription, tel autre pour placer des titres, tel autre enfin pour se tenir coi. Un spéculateur demandait des millions pour sa « neutralité ».

Ces libéralités, inscrites sur un carnet mystérieux, gens de Bourse et gens du monde en voulaient également leur part, les premiers exigeant impérieusement, les seconds mendiant humblement. Et qui payait ? En nom, la Compagnie ; en fait, les petites gens dont il s’agissait d’enlever la souscription. Politiques, boursiers, marchands de publicité étaient tacitement ligués contre l’épargne française. Il faut féliciter la justice d’avoir fait rendre gorge à quelques-uns des gros syndicataires. Si tous n’ont pas été condamnés à restituer, beaucoup ont dû transiger avec le syndic. Ce n’est pas que, dans cette cynique contrefaçon des syndicats de garantie, il n’y eût que des forbans de la politique, des parasites de la presse, ou des brigands de la Bourse. Non, il s’y montrait aussi d’honnêtes gens, de ceux du moins que, au niveau où est tombée la moralité publique, on appelle d’ordinaire honnêtes. A côté des roués, il s’y trouvait nombre de naïfs, de cupides innocens,

  1. il n’en a pas été de même de toutes les émissions de cette compagnie. En 1879, par exemple, un syndicat avait garanti les frais d’émission des actions de Panama. Le capital social n’ayant pas été intégralement souscrit, le syndicat perdit les 2 millions qu’il avait versés. En 1881, au contraire, un syndicat du même genre réalisait un bénéfice de plus de 11 millions. Les deux opérations, étant sérieuses, étaient licites.