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grande diffusion se prêtent peu aux trusts et aux monopoles. L’accaparement aboutit, le plus souvent, à un échec ruineux pour les accapareurs. Les grands banquiers, les grands commerçans, les rois du marché ont beau former un corner ou un pool, comme disent les Américains, une coalition pour constituer un monopole afin de devenir maîtres d’établir les prix à leur gré, l’étendue des marchés modernes, les relations entre les diverses places, la concurrence des divers pays rendent de pareilles opérations aussi malaisées que téméraires. Le succès, en France, n’en est jamais bien long, et, pour en empêcher le triomphe, il n’est guère besoin de recourir à l’article 419 du Code pénal. La Bourse n’a pas oublié l’issue lamentable du syndicat des cuivres qui entraîna la chute de l’ancien Comptoir d’Escompte[1]. C’est ici qu’interviennent le cosmopolitisme des capitaux et l’internationalisme du commerce, deux choses à tort mal famées, car ce sont les grands ennemis de tout monopole, qu’elles aient porté sur l’argent métal, sur le cuivre, sur le fer, sur le charbon, sur le sucre, sur les cafés, sur le coton, presque toutes les coalitions de ce genre, de ce côté de l’Atlantique au moins, ont échoué piteusement ; et qui de nos jours songerait à accaparer les blés ou les avoines ? La légende du pacte de famine est antérieure à la liberté du commerce des blés ; et nos agriculteurs magnifient outre mesure la puissance de la spéculation, quand ils lui reprochent d’avilir ou d’enfler artificiellement le prix des blés. Autant croire les feuilles socialistes, lorsque, fidèles à l’antique cliché, elles accusent les accapareurs de faire démesurément monter le prix du pain. Les pools n’ont quelque chance de réussir que sur un marché restreint, fermé aux importations du dehors. Un syndical aura naturellement moins de peine à « contrôler », selon l’expression anglaise, le marché d’un pays isolé que tous les marchés du globe. Un des inconvéniens d’un protectionnisme outré est de se prêter aux manœuvres des accapareurs, de faciliter les entreprises d’asservissement des rois de l’or, des rois du fer, des rois du coton, des grandes puissances financières ou commerciales. C’est une des raisons pour lesquelles l’Amérique est le pays de prédilection des pools et des trusts. De même du succès des kartells en Allemagne, où le gouvernement impérial, au lieu de les combattre, a

  1. Il serait facile de citer d’autres exemples ; voyez Paul Leroy-Beaulieu, Traité théorique et pratique d’Economie politique, t. IV, p. 41 et suiv. — Cf. Claudio Jannet, La Finance et la Spéculation au XIXe siècle, p. 229.