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principe que les lois ordinaires de la moralité ne sont pas faites pour les hommes forts. Il y a, aujourd’hui, à la Bourse comme dans les Chambres, en Europe comme en Amérique ou en Afrique, nombre de ces petits Napoléons, — Napoléons de la Banque ou de l’agiotage. Napoléons des chemins de fer. Napoléons du pétrole ou du sucre. Napoléons des mines d’or ou de cuivre, — qui professent, dans leur for intérieur, que le génie a le droit de s’élever au-dessus des lois et des conventions sociales. Et, inconséquence des époques démocratiques ! cette conviction méprisante pour le commun des hommes, ces Napoléons de la Bourse, tout comme les Napoléons de la politique, plus grands d’ordinaire les uns et les autres par la voracité de leurs appétits que par l’envergure de leur génie, ont souvent l’art de l’imposer, à leur profit, à nombre de leurs contemporains, fascinant la crédulité de la multitude, jusque dans le fracas de leur chute. Morts ou vivans, ces héros de la spéculation ont eu des disciples, des dévots et des croyans ; ils ont inspiré confiance et admiration à des milliers de leurs contemporains. A certaines heures, la foi, bannie de la religion, semble s’être réfugiée à la Bourse. La hausse est, vraiment, pour la foule qui apporte son argent, un article de foi ; et cette foi, chez plus d’un, persiste après la chute, après la condamnation, ou après la faillite. A l’heure même du sauve-qui-peut, les vaincus de la spéculation refusent d’admettre la loyauté du combat où sont tombés leurs chefs favoris ; comme les armées battues, la foule des petits spéculateurs attribue la défaite de ses héros à la trahison de quelque Ganelon de la finance. Il en est qui veulent faire de la hausse la cause du patriotisme, rendant l’étranger responsable de leur déconvenue. Ils se refusent à comprendre que, même pour les valeurs sérieuses, à plus forte raison pour les autres, le krach sort fatalement des excès de la hausse.

Aussi, à la Bourse, les prophètes de malheur sont-ils certains d’avoir raison, tôt ou tard ; la seule chose qu’ils ne peuvent guère prédire, à coup sûr, est le moment de la débâcle ; c’est pour cela que tant de gens, même parmi les habiles, s’y trouvent pris. Plus d’un signe, cependant, l’annonce à l’œil exercé. D’habitude, la crise est déterminée par la cherté croissante des reports. En temps de hausse, tout le monde veut acheter à crédit ; tant que la spéculation peut se faire reporter à bon marché, la hausse continue ; mais comme elle enfle sans cesse le prix des valeurs, la