Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 144.djvu/827

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur timidité ou leurs préjugés ; jeunes et vieilles assiégeaient de leurs grâces et de leurs importunités les hommes supposés compétens, implorant un conseil, comme, aux courses, les profanes se pressent autour des jockeys ou des entraîneurs des écuries en renom.

Chaque affaire, chaque mine, chaque maison a ses partisans et ses croyans. La Bourse, en ces périodes d’effervescence, a ses héros et ses prophètes, pareils aux tribuns ou aux coryphées de la politique, que la foule admire et suit aveuglément jusqu’à l’heure de la défaite, sauf à les accabler alors de ses malédictions. C’est comme une folie épidémique provenant d’une exaltation collective. La griserie de la spéculation, enivrée des fumées capiteuses de la hausse, produit un état d’esprit assez analogue à la fièvre politique et à une sorte de Boulangisme financier. La Bourse aussi a ses idoles et ses dieux, de qui elle attend des miracles et de qui l’on croit tout possible. Au lieu d’un prince ou d’un général, le grand homme est un spéculateur heureux, parfois un ingénieur entreprenant ou un banquier téméraire, quelquefois un rêveur, dupe lui-même de ses propres songes, plus souvent un aventurier ou un charlatan sans scrupule, car, en finance comme en politique, la foule n’est pas toujours heureuse dans ses choix ou ses apothéoses. Il lui faut quelqu’un qui frappe les imaginations par son langage, par ses promesses, par ses succès ou sa fortune, voire par son outrecuidance. Ainsi, tour à tour, les Mirés, les Philippart ou les Bontoux ; ainsi, récemment, le colonel North, le roi des nitrates, de funeste mémoire à la Bourse, ou feu Barnato, l’ancien clown devenu jongleur de millions, qui avait transporté au Stock Exchange les voltiges du cirque ; ou encore, pour prendre un type plus élevé, M. Cecil Rhodes, « le Napoléon du Cap », le bras droit de la Chartered et de la Goldfields, le grand homme de l’Afrique du Sud, mi-partie politique, mi-partie financier, fondateur de sociétés anonymes et créateur d’empires, dont on ne sait trop s’il aime la puissance pour la richesse, ou la richesse pour la puissance.

Si Cecil Rhodes, le dompteur des Cafres, qui machinait l’invasion du Transvaal comme un coup de Bourse, est le seul que l’admiration de ses compatriotes ait salué du surnom de Napoléon, bien d’autres, assurément, parmi les grands spéculateurs du siècle, se sont donné pour modèle le César corse, se jurant à eux-mêmes de conquérir la puissance avec la fortune et posant en