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en construit pour se battre, vous savez ces choses-là mieux que moi. Ils la pointèrent sur cet endroit, et furent bien inspirés, car c’est de ce côté que les ennemis se montrèrent d’abord. Déjà deux de nos régimens avaient cédé, la Veillante était au plus épais de la bataille et du danger, quand le tsar se lança lui-même pour arrêter l’assaut des Suédois. C’est alors que notre cloche, en redoublant sa mitraille, coupa comme d’un coup de serpe la hampe du drapeau ennemi ; nos frères se jetèrent à la rescousse, mais sans réussir à s’emparer de l’étoffe, tant les Suédois s’en montraient jaloux ; — ceux-là aussi se battaient bien, autrement comment auraient-ils défait les nôtres à la journée de Narva ? — Nos frères ne rapportèrent donc à la Veillante que le panache de ce drapeau ennemi ; ils le lui attachèrent au cou. C’était de son travail à elle !

Voilà comment notre canon sonnait la gloire de Dieu sur ce champ de bataille ; mais, quand tout fut achevé, nos frères canonniers n’oublièrent pas non plus leurs devoirs de religieux. L’armée entière chantait victoire ; c’étaient des airs et des musiques, l’Empereur radieux passait à cheval devant son artillerie, et tous ces artificiers noirs de poudre l’acclamaient. Les nôtres s’enhardirent bien jusqu’à se mettre à genoux sur son chemin ; mais, au moment de lui présenter leur requête, la tête leur manqua :

— Pierre Alexéitch, rendez-nous notre cloche ! s’écrièrent ces nigauds, sans seulement lui donner son titre de Majesté.

— Debout, soldats ! dit le tsar Pierre ; et lisant sur leur feuille de route ce que le procureur avait écrit :

— Votre archimandrite est-il si avare que de réclamer à son Empereur ce morceau de métal ?

L’un répondit :

— Il l’a prêté au temps de vos revers. Votre Majesté Impériale ; il le redemande au jour de votre gloire. — Et l’autre : — En temps de guerre, la Veillante sonne l’alarme ; mais en temps de paix, elle sonne la prière et le pardon.

Que se passa-t-il alors dans l’âme de Pierre ? Il s’éloigna en emportant leur feuille et jamais plus les nôtres n’ont revu son visage. Mais le lendemain, remerciés, gratifiés, garantis par brevet comme de bons canonniers, on les renvoya au monastère et avec eux le canon, et sur le canon une banderole portant en lettres d’argent ces paroles de l’Empereur : « Sonne, Jeanne la Veillante, sonne la victoire de Poltava ! »