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l’unité d’opinion des Français. On lui reprochait à la fois d’avoir entrepris des conquêtes démesurées et de les avoir compromises. A chaque nouvelle défaite, le nom de Bonaparte revenait sur les lèvres de tout le monde. Il reprenait son prestige. On parla de rappeler ce général. Barras qui, avec sa profonde rouerie, gardait le flair de l’opinion parisienne, en fit la proposition aux Directeurs. Il n’y eut qu’un cri parmi eux pour s’y opposer : « N’avons-nous pas assez de généraux qui veulent usurper l’autorité, sans avoir besoin d’y joindre encore celui-là ? Bonaparte est bien où il est, et notre plus grand intérêt est de l’y laisser. »

L’abaissement de tous fit la supériorité du seul homme qui eût su garder une attitude et faire figure d’homme d’Etat, en s’abstenant d’agir, en s’abstenant de parler, en s’éloignant quand les autres se prodiguaient, en se disposant avec adresse un grand effet de perspective. Toutes les impulsions de la politique directoriale menaient la République à la dictature ; il ne manquait point de candidats dans les armées, chaque faction avait les siens ; mais, par instinct, par honte, toutes les factions hésitaient encore à cette abdication. On chercha un relais sur la route où l’on était emporté. Puisqu’il fallait un chef, on essaya de le prendre civil, un président de fait, un Comité de salut public en une seule personne. Pour éviter un César, on chercha un augure. « Nul autre que Sieyès ne peut gouverner et faire prospérer la République, c’est le mot qui prédomine, écrivait Sandoz. La voix publique appelle toujours Sieyès. »

Revenu depuis longtemps de ses illusions sur la Prusse et la grande politique européenne, Sieyès recommençait à spéculer sur la réforme de la République. Il se fit nommer au Directoire, en remplacement de Rewbell, qui sortit le 11 mai, et il quitta Berlin le 24. Cependant les quatre Directeurs restans : Barras, Merlin, Treilhard, La Revellière, pressés entre les Jacobins et les coalisés, revenant à la vieille maxime des Comités, qu’un militaire est plus facile à manier et à briser qu’un civil, préférant d’ailleurs à Sieyès, qui arrivait en poste, Bonaparte qui était loin, ordonnèrent, le 26 mai, à l’amiral Bruix d’aller le chercher en Égypte. Ils écrivirent, le même jour, au général : « La tournure sérieuse et presque alarmante que la guerre a prise exige que la République concentre ses forces. Vous jugerez, citoyen général, si vous pouvez avec sécurité laisser en Égypte une partie de vos forces ; et le Directoire vous autorise, dans ce cas, à en confier