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autrichiens entrent : Souvorof les traite en subalternes ; ils font à Revel l’effet de caporaux devant un maréchal.

Le 25 mai, les habitans de Turin entendirent le canon russe. Le 26, les gardes nationaux désarmèrent les postes français ; le commandant de la place, Fiorella, menacé d’être pris, peut-être mis à mort, n’eut que le temps de rallier son monde et de s’enfermer dans la citadelle. Les portes furent ouvertes aux Russes. Les Turinois virent alors, avec stupéfaction, se précipiter dans leurs rues vingt mille hommes de troupes admirables, en tenue de parade, la cavalerie au galop, l’infanterie au pas de charge ; avec plus de stupéfaction encore, à côté de l’Autrichien, baron de Mélas, et du grand-duc Constantin, frère du tsar Paul, escorté de son aumônier, le généralissime, « sur un petit cheval tartare dont le bridon et la selle cosaque ne valaient pas six francs » ; juché sur un coussin de drap vert, en guise de selle, paré de tous ses ordres, en uniforme, avec son casque à plumet, se courbant sur la tête de son cheval aux acclamations de la foule. C’est sa mise en scène consacrée depuis le siège d’Ismaïl. Elle n’a jamais manqué son effet. Les Piémontais rient, s’exaltent. Les arbres de la liberté sont arrachés partout, la populace les hache en morceaux ; les cocardes tricolores sont jetées au ruisseau, et l’on court sus aux Français dans les rues.

Pendant la nuit, Fiorella s’avise de bombarder la ville ; Souvorof menace de représailles sur les prisonniers français ; le bombardement cesse, et l’on convient d’opérer un siège en règle de la citadelle. La ville sera épargnée. Cette espérance met les Piémontais en joie : fêtes, cortèges, Te Deum, dîner de gala où les bustes de Souvorof remplacent les bustes de Bonaparte. Mais, les lampions éteints, ils s’aperçoivent vite que les charges sont aussi lourdes, et emportent plus de brutalité, plus d’humiliation surtout, que du temps des Français. Les insurrections excitées par Souvorof tournent au brigandage ; des bandes, menées par des moines, parcourent les villages, arrachent les arbres de la liberté, les remplacent par des croix, vont faire leurs dévotions à l’Eglise, envahissent les maisons des suspects, qui se trouvent toujours être les riches, pillent, tuent, violent, brûlent, et s’en vont.

Le pays dévasté par une seconde invasion, plus insatiable que la première, est au désespoir. Souvorof invite le roi à revenir, et part à la rencontre de Macdonald. Quelques jours après, la citadelle capitule, 7 juin, et, pour achever la confusion des