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Ils mettent en mouvement une armée formidable. Aux 170 000 hommes éparpillés du Directoire, ils opposeront deux masses : 90 000 Autrichiens en Allemagne, sous l’archiduc Charles, avec 26 000 hommes pour opérer dans les Grisons ; 46 000 Autrichiens en Tyrol sous Bellegarde, et 86 000 en Vénétie sous Kray, auxquels se joindront 30 000 Russes ; plus tard 40 000 Anglo-Russes qui opéreront en Hollande ; en tout 320 000 hommes, presque le double des Français, et, partout, la soumission, si ce n’est le concours des peuples. Pour les commander, deux hommes de guerre très différens, de valeur inégale, mais capables de balancer ce que la France comptait alors de meilleur parmi les généraux de la République. L’archiduc Charles, circonspect dans les mouvemens, intrépide dans l’action, consciencieux et méfiant de lui-même, encore plus d’autrui, sorte de pendant impérial de Moreau ; Souvorof, nouveau venu sur le théâtre des guerres européennes, qui va prendre le commandement en chef des armées d’Italie et opposer aux Masséna, aux Joubert, un génie et des ressources que la France jusqu’alors avait été seule à déployer. Les républicains avaient affronté la discipline, la tactique savante, le courage commandé et mesuré ; ils vont se heurter à l’audace, à l’invention, à la constance fanatique, et trouver devant eux, au lieu de l’ancien régime en armes, une sorte de transfiguration troublante de leur propre armée. Ils seront déconcertés au contact de ces Russes, plus encore que ne le furent, dans la guerre de Sept ans, les soldats de Frédéric[1]. Ceux-là ne se croyaient que formidables ; les Français s’estimaient d’une espèce supérieure, et ils aperçurent, pour la première fois, chez l’ennemi, je ne sais quoi qui leur ressemblait.

C’est le Souvorof d’Ismaïl et de Varsovie. Il a soixante-dix ans, mais toute sa vigueur ramassée, toute sa tête et toute sa fantaisie. Il méprise, il affecte de mépriser les combinaisons savantes, le Hofkriegsrath de Vienne, machine de guerre à rebours, qui n’est bonne qu’à reculer. « Etre toujours battu, ce n’est pas malin ! » Qu’on ne lui parle pas de guerre de sièges, de marches concertées, de reconnaissances à l’autrichienne. « Des reconnaissances ! allons donc ! elles ne sont bonnes qu’aux poltrons, et ne servent qu’à annoncer notre présence à l’ennemi. L’ennemi ! on

  1. Voir l’intéressant ouvrage de M. Alfred Ramband : Russes et Prussiens, où l’esprit des deux armées est très bien saisi, le contraste des physionomies très vivement rendu.